16 déc. 2007

Chapitre XXXIV


Une jeune femme oxygénée, décrépue à la pomme de terre, sort de sa guérite. Elle regarde les mains d’Alexis posées sur le volant.
— Je sais, dit-elle. L’ongle de votre petit doigt est plus grand que celui de mon pouce... J’ai une bonne nouvelle, je suis enceinte. Des jumeaux.
« A propos, la semaine prochaine j’aurai une autre série de photos. Plein cadre et grand format cette fois.

FIN


ISBN :978-2-9528650-2-9
EAN : 9782952865029





Chapitre XXXIII

L'aube, en ce début de printemps. Aube de brume légère. D'eau plate, de branches basses.
Alexis, les yeux fermés, se laisse guider par Aurore.
— A quoi pensez-vous ?
— Au génie du lieu, évidemment. A Guillaume Tell et à son arbalète. Au Promeneur solitaire. Je respire les parfums qui ont dû les troubler.
— Moi, dit Aurore, je pense que nous n’avons dit au revoir à personne. J’appellerai Gréta.
— Eh ! sans rire, ne trouvez-vous pas que cela sent encore le hot dog ?
Lorsqu’ils se retournent, le toit de la maison semble par moments disparaître sous des tourbillons de fumée.
Aurore et Alexis hésitent. Reviennent sur leurs pas. Le long du lac. Vers l’embarcadère.
Un policier les arrête. Montre, entre deux cèdres, une limite à ne pas franchir. Leur demande de passer leur chemin. Parce qu’il n’y a rien à voir. Parce que ces incendies sont monnaie courante. Parce que les ambulances, la police et les pompiers travaillent. Que les Renseignements généraux relisent leurs fiches.


A l’hôtel, Aurore et Alexis restent à l’écoute des nouvelles.
Une partie de la charpente du squat a brûlé. Les murs et les grandes structures n’ont pas trop souffert.
Les médecins assurent que les drogués durs et les blessés ont été répartis dans les hôpitaux. Les moins touchés dans d’autres centres. Les sans-papiers ont disparu.
Des sociologues expliquent que les seringues perdues se retrouvent toujours. Comme les étoiles et les fourchettes des restaurants dans les guides touristiques. La boutique restera ouverte pendant les travaux.
— Je parie, dit Aurore, que Gréta tient tout cela à bout de bras. La banque, les coffres et le bunker ne risquent rien. Elle n’aura qu’un peu de souci avec les combles d’Abdah.


En fin d’après-midi, les visites étant toujours interdites, Aurore et Alexis décident de rentrer chez eux.
Au garage, elle lui serre le bras.
— Au moment de l’explosion des Goncourt et de la fille en latex, j’ai cru voir arriver notre dernière heure. Cette idée de mourir dans vos bras ne me déplaisait pas. Je trouvais seulement que c’était un peu tôt.
« Quelle dinguerie trotte donc dans la tête de cette femme pour fabriquer de telles extravagances ? Mais rassurez-vous ! votre paternité ne s’ancre pas chez ces gens que nous venons de rencontrer. Comme votre ancienne maîtresse, vous vous serez embrouillé dans les sentiments. Trompé dans les dates. A l’époque, vous ne saviez ni aimer ni compter.
« Je plains les autres amants de cette mère machin. Surtout les petits. Elle ne va pas tarder à les solliciter. Ses fils finiront par trouver un papa qui leur ressemble. Mais vous n’avez pas volé la leçon.


Le téléphone clignote, Aurore met un doigt sur le voyant.
— On ne répond pas, la route est si belle. A cette allure nous serons bientôt de retour. Laissez votre main sur mon genou. Vous roulez aussi vite qu’autrefois. Et je n’ai pas peur. J’aime votre façon de conduire à tombeaux ouverts. Tiens ! encore une expression qui disparaît avec les limitations de vitesse. Voilà comment on tue une langue.
« Et puis qu’importe, à la fin, que l’on ait cherché à vous détrousser à la corne du bois des lettres. Au-delà de cette aventure, vos trois phrases et vos quatre idées égarées vous appartiendront toujours. Dieu soit loué. Elles portent votre marque.
« Je l’ai compris avant d’arriver à la douane. A l’hôtel, en vous écoutant raconter le Parc Monceau. Et, le lendemain, lorsque je lisais dans la baignoire ce qu’un imprudent avait voulu en faire. En tout cas, votre histoire de paternité biscornue ne vous tracassera plus. Vous avez de nouveau la tête sur les épaules.
« Nous aurons aussi constaté que cette minuscule terre bosselée n’était pas plus que d’autres préservée des aléas de l’évolution. Mais qu’elle prenne garde ! L’Europe se lèche déjà les babines.
« Oh ! regardez. Le génie du lieu plane au-dessus de la voiture. Il nous caresse de ses ailes de soie dans la lumière cendrée de la lune. Il salue notre départ. Tout grand, tout seul maintenant face aux européens. Vingt-sept pays, pour le moment… Il va avoir du travail.
« Adieu, Grisons ! Adieu, coucous ! L’équinoxe est passé. L’année bascule. Voici la douane. Nous irons une autre fois voir le réchauffement de la planète.

Chapitre XXXII

Nouveau silence. Abdah pouffe dans sa moustache. Gréta se penche vers Alexis.
— Les trois meubles autour de vous sont ce qu’il reste de son ancienne splendeur. N’y voyez ni décor, ni mise en scène, l’asile a tout emporté. Cette histoire a marqué les garçons. Son troisième mari assure le quotidien. Et elle rêve toujours de littérature.
« Lorsqu’elle vous a reconnu, elle recevait quelques-uns de ses anciens amants dans la maison qu’elle loue de temps à autre en France, pas très loin de chez vous. Vous tombiez à pic. Elle vous a invité. Au dîner, vous n’avez pas marché… vous avez couru. Elle s’est amusée à vous coller le chapeau.
— Elle oublie seulement, dit Alexis, que je n’ai pas été le seul à lui parler littérature. Ni à fabriquer son adolescence. Aurore l’a compris tout de suite.
— Oui mais, dit Gréta, vous seul de tous les invités avez réagi. En venant jusqu’ici fourrer votre nez.


Abdah regarde de nouveau sa montre. Il ne rit plus. Il se lève. Arme son revolver et passe derrière le canapé.
Déclics, soupirs et coups de feu. Les poupées en latex éclatent. Des flammèches jaillissent. De l’autre côté des judas, l’asile s'ébroue comme se réveille une étable. Les murs gémissent.
Gréta touche le genou d’Aurore.
— Au début, le matin, pour faire déguerpir ces macaques, nous avions le carillon de l’église. Nous l’avons remplacé par de la musique militaire. Maintenant c’est le revolver. La poudre et le feu les effraient encore. Nous évoluons.
« Il faut relativiser la dérive du pays. Brusquer n’a jamais été une solution. Nous devons tolérer, admettre, dialoguer. Et après tout, les civilisations sont faites pour être remplacées. Deux mille ans de judéo-christianisme mâtinés de gréco-latin, ce n’est déjà pas si mal. On peut commencer à regarder ailleurs. De toutes façons, l’irénisme a encore de beaux jours devant lui. Hélas !
— En attendant, dit Aurore, le génie du lieu veille plus que jamais. J'en suis certaine. Il en a vu d’autres. Je lui fais confiance.


Abdah vide son barillet et ses chargeurs aux quatre coins du salon. Le branle-bas enfle et entre en démesure.
A travers les cloisons, les cris, les jurons, les cavalcades commencent à se répondre sur une même extravagance.
Au loin, les sirènes d’ambulance et celles des voitures de police ajoutent leurs accents d’incertitude et de tristesse.
Aurore et Alexis profitent du désordre. Ils bondissent hors du salon. S’esquivent à travers l’affolement, le vacarme.
Et, tant bien que mal, s’arrachent aux bras, aux doigts, aux ongles de ces gens qui se font ronciers pour mieux les garder, les blesser, les réduire.
Ils s’échappent enfin. Courent sur le marbre fendillé, main dans la main. Coupent à travers le parc, sous les cèdres.

Chapitre XXXI

Aurore esquisse de la main une forme de cafetière à long bec… lorsque, sous une rafale plus forte, le vieux Beauvais frémit. Se décroche. La frôle et s'abat au ras du canapé.
Un mouchoir sur la bouche pour ne pas étouffer, elle regarde Gréta qui éternue.

— L’heure a donc sonné. Vous l’aviez laissé entendre.
Aurore parle dans la poussière, sous les étincelles. A la lueur des bûches ranimées par le courant d’air.
Elle se souvient que, dans la voiture, au téléphone, elle s’était extasiée sur le Rhône à remonter. L’esprit des glaciers. Les lacs de Guillaume Tell. Le génie du lieu.
— J’aurais dû évoquer les sources de la Seine. Ou le Liré. Nous n’aurions pas été piégés. Depuis le dîner d’avant-hier, ces gens ne nous lâchent plus. Ils auront eu le temps d'organiser notre disparition. Cet asile obéit à une logique qui n’a rien à voir avec la nôtre. Gréta est dans la confidence. Je pense au chien et au chat. Que vont-ils devenir ?


Dans le prolongement du salon, la poussière retombée laisse apparaître une sorte de boudoir à la Viollet Le Duc. Avec causeuse bancale, coussins, poufs déchirés. Les tentures assombrissent encore l’amoncellement de caisses, de cartons et de matelas sur lesquels trône un personnage en culottes courtes. Un autre, identique, s’accroche à son cou.
— La cafetière ! dit Aurore. Je le reconnais. Tout à l’heure, il se déguisait en Molière. Il laissait entendre que vous pourriez être son père. Vous qui vouliez le voir ! Plus de doute sur votre paternité. Je crois même entendre piailler sa mère, votre ancienne maîtresse. Ecoutez !
Une voix de femme, en effet, s’élève dans la pénombre. Mal assurée et assez faible sous les draperies.
— C’est sa voix, dit Aurore. Je ne me trompe pas. Le musée Grévin parle. Alexis, vous êtes pincé. Et père !
— Je savais, dit la voix, que tu viendrais jusque dans ce dépotoir nous regarder nous débattre. Puisque tu les cherches, voici tes fils. Leur autoportrait. Latex et silicone. Plus vrais que vrais. Ils ne savent pas encore que tu existes. Voilà pourquoi je les protége toujours. Ils ont du génie.


La voix se tait. Tambourins et flûte de Pan. Aurore se serre contre Alexis.
— Nous n’en sortirons pas, dit-il. Ressusciter un embryon mort, à la rigueur. Comme l’autre soir, dans l’extravagance et la folie générale. Admettons. Mais je cherche un fils. Pas un tandem de nains de jardin.
Abdah, émergeant à peine de ses brumes, apparaît et vient s’asseoir sur les genoux de Gréta. Il montre qu’il regarde sa montre. La musique s’arrête. La voix reprend.
— Tu m’as mise enceinte. Tu as voulu me faire avorter. Tu m’as enivrée. Tu as voulu me tuer. Tu m’as abandonnée.
Musique et silence.
— Complètement toquée, dit Alexis. Elle aussi doit se camer.
La tenture s’ouvre. Une femme apparaît. Aurore se lève. Elle tend les bras.
— Je vous ai tout de suite reconnue. Vous êtes troublée. Autant que moi.
— Ne soyez pas ridicule, dit Alexis. Vous voyez bien que c’est une poupée en caoutchouc. Assez réussie, je le reconnais. Son vieux fantasme.
Abdah dégaine son revolver. Il dégage le barillet et, en le faisant tourner, vérifie que les balles sont dans leurs encoches. Les coudes dans le giron de Gréta, il tient la crosse de la main gauche. Le canon dans la paume droite.
Abdah est gaucher ! dit Aurore. Il nous l’avait caché.
Le magnétophone se remet en marche. Grésillements. Quelques notes.
Aurore ne peut réprimer un fou rire. Gréta tape des pieds. Derrière les cloisons, des clameurs couvrent l’enregistrement.
La voix s’élève à nouveau.
— Nous préparons le prochain livre. Gréta nous a proposé les notes de son premier mari. Un descendant du botaniste Frédéric de Gingins Lassaraz. Un baron pur sucre. Elle se paiera sur les bénéfices. Ensuite, nous travaillerons sur la vie d’Abdah. Après, il faudra que tu repenses à nous.

Chapitre XXX

Aurore sourit. Hausse les épaules. Certes, elle ne connaît pas la fin de toutes les histoires de la planète. Ni de celle qu’elle vit en ce moment. Mais elle sait que les dénouements tiennent sur les doigts de la main. Et que les épilogues, quoi qu’il se passe, ne valent jamais les prologues.
— L’imagination manque d’envergure, dit-elle. Au Moyen-Orient comme ailleurs. Encore plus dans les Mille et une Nuits. Des histoires de cocus ! Ne se laissent surprendre que les bourriques, les incultes.
Evidemment, Gréta jubile dès que l'on évoque Shéhérazade et son petit monde. Ici ou en Mésopotamie. Le pouce frotté sur l'index elle refait le signe international de l'argent compté.
— N'oubliez pas la leçon d'Abdah, dit-elle. La découverte de notre temps, le sou du pauvre.
En réalité, Aurore se fiche bien de savoir si Abdah et Gréta lui ont appris quelque chose de nouveau sur l’argent, l’immigration. La came. Ou ont voulu se moquer d’elle en lui révélant des évidences.
Son problème reste Alexis. Elle lui prend la main.
— Je commence à être lasse de naviguer dans cette espèce de conte oriental dont ce pays lui-même n’a pas le style.
« Ses Aladin ne valent pas un clou. Il n’a pas de lampe magique à frotter. Et il ne pend pas les porteurs de mauvaises nouvelles aux portes de ses villes.
« Quant à vous… Vous n’éliminez même pas vos maîtresses à l'aube, comme Haround al-Rachid, le calife de Bagdad, savait si bien le faire. La preuve, celle dont on parle vit toujours. Je la sens rôder. Nous épier.
— Mes préoccupations ne nourrissent donc plus votre enthousiasme.
— Quel ennui, déjà, avec ces trouducs. Alors, si vous me forcez encore à y mêler vos frasques, vos manuscrits sous les draps, vos essais de pompe à bicyclette, je ne trouve pas de quoi me réjouir. Je n’arrive pas à me désembuer.
« Vous ne semblez pas, non plus, vous rendre compte que nous sommes en danger. Parviendrons-nous seulement à quitter cette poubelle. Rien n’est moins sûr.


Et bien qu’elle ne pense qu’à partir, Aurore n’arrive pas encore à se voir retraversant le Rhône. Trottinant trois pas derrière Alexis devenu le père étonné d'un fils aux doigts pleins de son encre. Un toquart à la barbe bientôt grisonnante. Avec une grosse belle-fille qui s’appelle Rose, mange des choux et couche à tout va.
Elle sait aussi que, savourant leurs joies simples et préservant leur quotidien, Gréta restera collée à son lait trafiqué. L’Abdah de service à ses extases. Et les infra à leur nuit de potage.
Dans sa crispation, elle aurait aussi tendance à se réjouir que la baraque soit engloutie par la récession qui ébranle des siècles d'histoire. Davantage encore, si elle imagine le quartier croulant sous un trop-plein de drogués. Le mal galopant.
— En attendant, dit Alexis, au cadastre, ils ont dû rire un sacré coup, en mettant le tampon Valable pour un squat. Il y a de la subtilité dans le chocolat au lait.


Un instant déstabilisée, Aurore tente pourtant de reprendre pied. Elle ferme les yeux. Deux doigts au poignet, elle compte les battements de son cœur. Contrôle sa respiration. Et, petit à petit, retrouve quelques bribes de compassion pour ces jeunes gens qui se noient dans les fosses ouvertes à chaque carrefour.
Instants suspendus. Instants de rêve et de miséricorde. Car, comme toujours, elle se représente Alexis à leur âge.
— En effet, dit-il, si vos épaves ont en commun, avec les nains de cette famille, la platitude et la vulgarité de la pensée, la douleur physique de l’état de manque les rachète un peu. Ils sont sans doute moins à plaindre que les escrocs en herbe, sans talent et sans scrupules, qui volent les idées des autres.
— Je veux bien le croire, dit Aurore. Admettez pourtant que, même à court d’imagination, un enfant mal foutu ait le droit de s'amuser avec sa maman et quelques-unes de vos pages perdues. Ne serait-ce que pour vous faire enrager. Que l’un de ces garçons soit, ou non, votre fils.
— En tout cas, j'aimerais voir sa bobine, dit Alexis. Au fait, comment le dessineriez-vous ?

Chapitre XXIX

Course folle. Et cinquante mètres hors d’haleine. L’escalier des sous-sols à remonter. Des couloirs à ne plus savoir où aller. Une porte blindée à chaque palier. Le labyrinthe à l’envers.
Aurore s’allonge enfin sur le canapé du salon, Alexis à ses pieds.
Il tend l’oreille. C’est l’heure à laquelle l’asile semble se détendre. Volets clos. Chaleur et volupté dans l'épaisseur des murs. Autour d’eux, autour de cette pièce, bulle non éclatée, sonne maintenant l'heure des journaux froissés, des gobelets écrasés. La fin des bougies. On devine les allées et venues. Les faux pas.
Presque plus rien. Sauf à imaginer, contre les cloisons, les affaissements. Le chuintement des dos appuyés s’affalant avec des lambeaux de papiers peints. Les plinthes maculées. La trace des doigts. Les gémissements sous les lavabos. La géométrie aléatoire des flaques. Les odeurs sucrées. Grises ou marron.
Gréta fermière, à l’aise dans cette basse-cour, circule l’œil en biais. Elle met les chevillettes et bloque les bobinettes. Elle ferme les judas. Noie des cendres. Mouche les lampes. Confisque les briquets. Et revient à son tour, en robe de chambre, sabots sous le bras, dans cet îlot préservé où elle s'englue, elle aussi.


Alexis se demande par quel prodige de tels cloaques attirent tant de monde. Pour quels paradis ? Vers quelle terre promise ? Il ne s’habitue pas à ce genre de béatitude.
— Etrange bien-être, dit-il. Comment font ces gens pour qu’une telle folie leur soit si douillette malgré les naufrages ? Les gouffres sous leurs pas.
— La maison s’assoupit, dit Aurore. Si nous en faisions autant. Vous ne tenez plus debout. Vous n’avez même pas bu de café. Gréta nous prêtera son lit, si je le lui demande. Je pourrais vous bercer. Dans votre sommeil, vous trouveriez, qui sait ? une réponse à vos questions.
— Avec moi, cela ne marche pas. Et je refuse de dormir ici !
Alexis ne le sait que trop. Les énigmes qu’il résout parfois en dormant s’envolent au matin. Il n’est pas de ces spécialistes de la pensée nocturne qui bidouillent des poèmes dans leurs rêves. Résolvent des équations. Et les transcrivent au petit déjeuner. Comme Einstein. Ou Charles Péguy.
— Si j’avais ce don, je m’endormirais sur le champ en vous bénissant. Au réveil, je vous dirais : Aurore, j’ai trouvé ! Je suis le père du caniche. Il va falloir nous y faire !
« J’ai, jadis, égaré quatre phrases qu’il a recopiées dans son bouquin. J’aurais dû être prudent. Plus attentif. Tant pis pour moi. Demain, je l’invite à dîner. Au dessert, je les lui offre avec un compliment. En le remerciant de leur avoir donné vie. Et je l’adopte.
— Cessez de divaguer, dit Aurore. Vous seriez mieux inspiré de trouver comment nous sortir d’ici. Du reste en est-il temps encore ? Avant le réveil de ces malheureux. Avant que votre ancienne maîtresse ne vienne vous tirer par la manche. Car elle nous guette quelque part. Pour exercer sa vengeance. Exhiber ce fils encombrant. Et nous faire zigouiller.


Une fenêtre bat. Le vent de nuit et la pluie jouent dans les rideaux. La tapisserie surannée, Beauvais rose fané et tabac d'Espagne, frissonne.
La trame déchirée s'entrouvre sous le courant d’air. Animant ses chevaux de laine. La source, la ronde des jeunes filles. Les grotesques, les verdures. Fragile paravent, à peine retenu par une tringle au plafond.
— J'ai pourtant mis du sparadrap sur cette vieillerie, dit Gréta. La brise de montagne s’acharne contre nous. Arrache tout. Cela m’épuise.
L’âge venant, en effet, Gréta supporte moins ces contraintes domestiques qui finissent par la rendent susceptible.
Elle a déjà tant à faire avec les épaves d'écuries qui l’insultent derrière les portes. Tant à faire pour donner le change. Rafistoler. Ecouter. Secourir. Et maintenir son train de vie.
Elle va vers Alexis.
— Alors, toujours préoccupé par votre petite personne ? Pensiez-vous que nous allions vous accueillir avec une fanfare. Un livre d’or. Vous trouver des excuses.
« Si la paternité et le sort de cette mère vous avaient vraiment intéressé, depuis le temps, vous auriez réussi à satisfaire votre curiosité. Assez malsaine à mon avis. Demandé pardon. Et pris la route du retour. Aurore au bras.

Chapitre XXVIII

Sereine et souriante, pas mécontente de sa répartie, ayant tiré ses chaussettes, étouffé le groupe électrogène et rangé son képi, Gréta ferme le bunker, avale la clé et tourne les talons.
Dans trois minutes, elle mettra un doigt dans ses casseroles. Evaluera ses mixtures. Goûtera si le lait est à bonne température et l’orangeade assez trempée.
— Quelle Madelon ! dit Aurore. Quelle caryatide ! Si le toit de la baraque s’effondrait, elle trouverait le moyen de secourir les blessés. De baptiser les mourants.
— Et de gratter quatre centimes sur le prix des cercueils, dit Alexis. De nos jours les allégories ont des couilles. Baudelaire dans le poème qu’il leur dédie ne me contredirait pas.
— Quand j’y pense… dit Aurore. Cette porcherie serait aussi un peu la vôtre, si vous aviez épousé votre ancienne maîtresse. Je n’oublie pas que votre histoire sentimentale a débuté dans ce château des horreurs. Sous votre égide, peut-être ne serait-il pas tombé si bas.
— On a compris, dit Alexis.
— En tout cas, j’en sais plus que vous maintenant sur le tremblement orchestré de ce pays et de ce squat trois étoiles. Une triste réalité. Rendons-nous à l’évidence.


En vingt ans, en effet, le temps ayant fait son oeuvre et les partages de succession le reste, l’immense maison s’était détériorée. Une tache sur le paysage.
On parlait de mise à l’encan. De bulldozers. Et en s’arrachant les derniers centimètres carrés de terrain disponible les investisseurs ne cherchaient qu’à l’effacer de la carte.
Rachetés à bas prix, les murs auraient pu, bien sûr, être rasés cent fois. Et des palais pétroliers, des hôtels casinos ou des ports de plaisance être construits à sa place.
C’était oublier que, au-dessus du business et de la politique, au-dessus de l’intérêt général, il y a l’histoire indélébile des hommes.
Si l’on tente d’en faire sauter un maillon, l’empreinte en creux défie les millénaires et excite la curiosité. Tôt ou tard, la trace de la trace réapparaît. Cela incite à la réflexion. Demandez aux archéologues.
Il fallait réagir. Voyant que ses propriétaires allaient finir par brader leur bien, et que ce chapitre de l’histoire pouvait lui échapper, le canton fit jouer son droit de préemption.
Au nom de la générosité sociale, de la sauvegarde confédérale et de la raison d’Etat, les édiles inscrivirent l’ensemble à l’inventaire de ses monuments historiques.
Dans le mouvement, l’Unesco, toujours prête à offrir ce qui ne lui appartient pas, éleva le quartier au rang de patrimoine mondial. Affaire réglée. Le compromis semblait avoir été bâti pour l’éternité.
En fait il dura jusqu’à ce que le nouveau climat social vienne brusquer les mentalités et bouleverser la donne.
La montagne à vaches devenant un pays semblable aux autres. Avec complaisances, trafics en tous genres, came et chienlit. La maison réquisitionnée fut alors ouverte aux infra de la planète.
— Pas très folichon, dit Aurore. Aviez-vous conscience que tout cela était déjà en train de s’organiser lorsque vous veniez y jouer les faiseurs d’ange ?
« Imaginez l’esclandre. Et le sort qui vous aurait été réservé si la fille était morte de septicémie. Son foetus sur la carpette. Gréta, déjà aux ordres, vous aurait tranché la gorge. Et ses petits amis vous auraient dévoré. Après vous avoir sodomisé. Ne vous l’ont-ils pas fait comprendre, avant-hier au bord du lac ? Maintenant, je suis épuisée. Il est tard. Trouvez-moi une chaise. Ou emmenez-moi.

Chapitre XXVII

Le souffle familier d'Aurore sur la nuque d’Alexis. Aurore, un peu lasse. Il est tard. Elle le prend par la taille.
— Je vous retrouve enfin. J’ai failli me perdre. J’ai le cœur au bord des lèvres. Vous me raconterez le film de Gréta. Je n'ai aperçu que les chiens attelés. Le café d’Abdah m’a achevée. Sa mansarde croule sous les photos jaunies. Déchirées, recollées. Les coupures de presse encore plus sales et tristes. Les paquets mal ficelés. Des liasses dans du pipi de chat.
Au bout d’un quart d’heure, en effet, lassée du flou et de l’à-peu-près, Aurore n’avait plus aucune raison de s’attarder près du derviche qui s’assoupissait.
Sensible à l’ordre et à la rigueur, elle se débat mal dans les eaux troubles. Elle préfère les phares, les balises, les contre-feux. Et, la nuit par temps clair, le chant du zodiaque dans l'harmonie des sphères. A la Pythagore.


Après cet épisode dans les combles, le côté infirmière au combat de Gréta la réconforte. Et entre les bras d’Alexis, elle se félicite de voir comment cette femme affronte seule la faiblesse des hommes.
— Mais, regardez-la ! Je parie qu’elle nous prend pour des crétins. Elle a dû vous démontrer qu’elle était la fille de Guillaume Tell et de la Croix-Rouge.
« En tout cas, là-haut, dans cet hiver de la pensée, que d’histoires sordides. De haine, de bêtise. Comme en France. Pire qu’en France. Avant de descendre, j’ai ouvert quelques dossiers. J’ai été servie. J’avais déjà horreur du papier journal, des légendes sous les clichés gris. Moi qui n’aime que la vie pastel et l’amour arc-en-ciel.
« Abdah végète aux crochets de la politique d’immigration. Il flotte dans son système. Cerveau blet. Il ne jure que par la transmigration des âmes d’un corps à l’autre. Le meilleur passeport pour les invasions. Et l’éternité.

« Ils sont des millions comme lui, sur les pourtours de la Mare nostrum, à attendre l’aubaine démocratique. A la recherche d’un territoire, d’un petit boulot. La couleur de leur peau facilite les choses. Les danseurs d’Afrique ont moins de chance.
— Je sais, dit Alexis. Je sais.


Indifférente et lisse, Gréta des mollets ronds et des pommettes roses rembobine son film. Griffonne trois notes et clôt ses comptes.
Alexis prend la main d’Aurore.
— Autre chose ?
— Les Renseignements généraux nous filent depuis la frontière. Ils nous ont vu entrer dans le squat. Ils savent que vous êtes venu vous occuper de littérature et de progéniture. Vous l’avez assez répété. Mais ils se demandent pourquoi nous prenons racine.
Près des lacs, en effet, ce genre de capharnaüm n’abrite pas que des furieux en manque. Les mafias aux aguets s’y infiltrent en permanence. Et dans ce Sangatte des nuits fraîches, des monts enneigés, dans cette tête de pont de l’envahissement, tout mouvement insolite inquiète.
— A notre arrivée, dit-elle, votre excès d’extravagance, votre point d’interrogation à la boutonnière ont choqué. Avec votre manie de jouer les hurluberlus, vous avez agacé. Gare à celui qui voyage avec ce genre de subtilités dans ses bagages. Peut-être craignent-ils que vous ne racontiez notre voyage dans un bouquin.
— N’exagérez pas, dit Gréta. Ici, Alexis n’est pas considéré comme dangereux. Et à cette heure tardive, en chasse ou en promenade, il n’intéresse plus grand monde. Pour ma part, je le trouve plutôt naïf et nunuche. Sans vraie valeur marchande… Regardez sa tête lorsque je le mets en boîte. Moi aussi, je sais égratigner. Mais là, il apprécie moins.

15 déc. 2007

Chapitre XXVI

La montagne se referme. Retour du bouquetin. Des hommes bruns et barbus, en chemise, le turban dénoué et en babouches, sautent à leur tour dans les prairies. Se faufilent dans les adrets.
Débandade. Pancartes. Ici, pas de pauvres. Cent balles la dose. Gratis pour les étrangers. Pour les chômeurs. Des jeunes gens en guenilles escaladent une horloge de verdure. S'accrochent à des tréteaux derrière lesquels trônent des hommes à gibus. Distribution accélérée de sachets, de capsules. La foule s'éclaircit. Les visages ravagés s'épanouissent.
Le mouvement d'aide aux toxicomanes plie sa banderole. Les Mercedes démarrent. Une autre classe d'accros arrive. Encore plus tristes et décrépits. A quatre pattes, ils récupèrent les restes d'héroïne.
Bas dans le ciel apparaissent des avions rouges à bandes blanches. Puis les mêmes, alignés sur l'herbe.
— Nos Pilatus, dit Gréta. Il ne manque que vous en parachute ascensionnel… A votre tour d’être mis en boîte. Vous n’appréciez pas ? Manqueriez-vous d’humour ? Vous ne répondez pas. Et voici les chars d’assaut. Nos Léopards.
— Justement, dit Alexis, la semaine dernière une colonne de ces merveilles a tamponné un tracteur et sa remorque. Les chars se sont retrouvés dans le ravin, le derche par dessus la tête. Chenilles perdues. Tourelles dessoudées. Canons tordus.
« Le tracteur, lui, est resté sur la route. Avec ses pommes de terre. Vos Léopards de soixante tonnes doivent maintenant dormir au fond du Walensee. Un repos bien mérité.
— Arrêtez vos sarcasmes. Je connais cette histoire. Une enquête est en cours. Il s’agit d’une fabrication allemande. Une fin de série. Un vieux contrat.
— C’est ce que je disais. Les vieilleries aux lacs.


Viennent les uniformes bleus. Casques mous et gants mousquetaires.
— En toile imperméable. Enveloppante, dit Gréta. Notre nouvelle spécialité. Une décision de la dernière votation.
Les ramasseurs de seringues arrivent avec d’immenses pinces à ressort.
— Pour éviter les blessures. Les cuissardes sont celles des pêcheurs de carpes. Ils vont par deux. Comme chez vous, les gendarmes. Ou les bonnes sœurs.
Panoramique. Catamarans sur lac. Voiles et goélands. Sur la rive, des collines de seringues usagées. A côté, les aiguilles en échafaudage. Au fond, en clair, des tampons à l’alcool. Les condoms de la semaine s’animent au vent.
— Une mer de sargasses, dit Alexis. On jurerait qu’ils vivent.
En cohortes serrées, passent de gauche à droite, trois-quarts dos, les drogués durs. Les haschischins, les clandestins et les saisonniers. Les azylanten, les intégristes, les ultra-pauvres. Les soupes populaires. Les gueules cassées. Banderoles en tête. Les frontaliers italiens ferment la marche.


Enfin, en léger décalage, sous les fouets, un attelage de chiens tire une roulante. Dans les bassines de bouillon et de méthadone, les dames patronnesses trempent leurs louches à long manche.
Gros plan sur les chiens.
— Des pit-bulls ! dit Alexis. Je vous y prends. Il va falloir revoir la séquence. Certains cantons interdisent cette race-là. Ne le saviez-vous pas ?
« Mais, à propos, où sont les Français ? Les nabots. Et leur mère. Rose. Abdah ? Ils auraient pu vous donner des idées. Et, à tant faire, une publicité sur votre squat eût été du meilleur effet.
« Ah, chère Gréta, tout à l’heure je vous installais Marianne dans nos mairies et rendais hommage à vos seins. Maintenant, la tête dans les rochers et les fesses à l’air, je serais navré que l’on vous prenne pour un ratite.
Surtout que, toute nue sur un encorbellement de la Jungfrau, en figure de proue du millénaire, vous ne seriez pas mal non plus.
— Vous commencez à m'embêter, dit Gréta. Et sérieusement.
— Ça va, ça va ! Je ne voulais pas vous blesser. Si je vous taquine, c’est parce que je vous aime bien.

Chapitre XXV

Dans le bunker de Gréta, à dix mètres sous la banque alternative, aucune trace de mélèze. Les sièges, les bas flancs et la table ont été taillés au pic dans le massif de l’ère tertiaire.
— Sinistre ! dit Alexis. Rien d’autre ? Je ne reste qu’un instant. Je tombe de sommeil.
— Attendez ! dit Gréta. Je vais vous montrer un spot publicitaire. Rien à voir avec celui du syndicat d’initiative. Juste deux minutes. Moins long que celui sur le sida. J’allume l’écran. Regardez.
Un bouquetin bondit entre les rochers. Hors du bleu et du vert. Disparaît dans le blanc. Grelots d'alpages. Gros plans sur casques. Fusils en faisceaux. Des militaires entrent dans le champ, bicyclettes kaki à la main.
— Je les reconnais, dit Alexis. Ce sont eux qui ont envahi le Liechtenstein. Le mois dernier.
— N’exagérez rien, dit Gréta. C’était sans le vouloir. Il faisait nuit. Les conditions étaient exécrables. Ils ne voyaient pas le bout de leur nez.
— N’empêche. La frontière franchie, le régiment a failli se retrouver en Autriche. Du reste, ce n’est pas la première fois. Son colonel lave maintenant des verres au fond d’un café. Vos bicyclettes kaki sont sans doute trop rapides.
— Où avez-vous vu cela ?
— Jadis, Asmodée soulevait le toit des maisons pour regarder vivre les gens. Maintenant, c’est Internet qui regarde vivre le monde qui regarde Internet. Vous n’échappez pas à la règle. En tout cas, l’année dernière, votre artillerie avait déjà attaqué ce pauvre Liechtenstein. Encore à cause du mauvais temps. Par erreur, bien sûr. Mais les roquettes ont bel et bien explosé chez votre voisin. Mettant le feu à une forêt. Un site protégé. En plus ! Pas de mort d’homme, c’est vrai. Encore heureux.
— On a payé les dégâts.
— Dans ces conditions…


Sous les sommets enneigés, versant nord, un pan de montagne s’ouvre maintenant à deux battants. Des canons émergent en majesté. En contrebas, des flancs de collines s’écartent.
— Sans vouloir vous blesser, dit Alexis, on croirait voir un exhibitionniste de square qui entrouvre son imperméable.
Gréta hausse les épaules.
— Ici, nous ne creusons pas pour exciter les bonnes d’enfant dans les jardins publics. Ni pour lutter contre le froid. Comme au Canada. Nous creusons pour agrandir notre espace vital. Je vous l’ai déjà dit.
« Ah, si nous pouvions défroisser nos montagnes comme on défroisse une feuille de papier chiffonné ! Et mettre tout à plat. Notre territoire deviendrait un continent à lui seul. Peut-être le plus étendu de la planète. Et vous n’oseriez pas faire le malin. En attendant, nos galeries sont les yeux cachés de l’emmenthal.
— Cela ne veut rien dire.
— Non. Mais c’est une image. Ne sentez-vous pas l’odeur du lait qui caille ? Celle de la graisse d'armes. Du cuir.
— Non.
— Voici la suite, dit Gréta.


Sous la roche qui se craquelle, la terre enfle soudain et se boursoufle. Telle une brioche au four. Puis elle se dénude entre les sapins qui s’écartent. Par moment, elle semble respirer. Des gloires de soleil l’illuminent. Découvrent des rues souterraines. Des galeries marchandes. Des réseaux ferrés. Elles pénètrent ses entrailles. Jouent sur les entrepôts de nourritures. Le matériel militaire entassé. Les mitrailleuses, les canons. Les wagons de munition.
— Qu’allez-vous en faire ? dit Alexis. Déclarer la guerre ? Ou vous en débarrasser dans six mois. Vos lacs ne sont-ils pas déjà pleins de toutes les inutilités que vous y déversez depuis la guerre de 14.
« Des milliers de tonnes de munitions périmées. Sans parler de celles qu’une queue de carpe peut faire exploser à chaque instant. Des trains entiers d’armes rouillées. Des usines de masques à gaz troués. Des tréfileries de fil de fer barbelés. Des escadrilles d’avions cassés. Des armadas de bateaux éventrés. Des décharges de fûts d’huile.
— Naturellement, vous avez trouvé ces ragots sur Internet. Cela ne m’étonne pas. Diffuser de telles ignominies est passible de prison. En avez-vous conscience ? La nouvelle réglementation est en vigueur. En les colportant, vous êtes leur complice.
« En tout cas, vous n’arriverez pas à me saper le moral. Et nous saurons nous protéger de ces médisances. Du reste, avant hier, nous avons fêté les cinquante ans de notre législation sur la protection des eaux. Une cérémonie et une soirée très réussies.

Chapitre XXIV

Gréta retient une larme.
— Lui, c’était un intellectuel. Un moine guerrier. Un mathématicien.
L‘ayant trouvé moins niais que les autres, le banquier syrien l‘avait peu à peu initié à des manigances d'arrière-boutique.
— La banque du pauvre, lui avait-il dit, voilà l'avenir. Une idée de marchands phéniciens. Elle est en or massif. Elle a quatre mille ans. Elle est rare. Les bolcheviks, eux-mêmes, n’y ont pas pensé. Prends-là. Je te la donne.
Histoire simple, et moment propice. Après la guerre, les paradis fiscaux devaient repeindre leur enseigne. Le quart-monde frappant aux portes, il fallait renouveler les enjeux de société.
Abdah, l’obsédé sexuel de l’autre rive, le courtier débutant, était le passeur rêvé. La Confédération n’allait pas se priver de l’utiliser. La maison devint une espèce de gare de triage. Un relais incontournable. Une oasis, si l’on veut.
En cas de dérapage et de retour forcé au pays, on avait assuré Gréta qu’il n'y aurait rien à craindre. Les grandes civilisations n’étaient-elles pas nées là-bas, à l’est de la Méditerranée.
Le cas échéant, un médecin sous contrat lui reconstruirait la frimousse avec le moral. Aussi bien, sinon mieux, qu'au cinéma.
— J'ai marché, qu’aurais-je pu faire ?


Depuis, le rythme des va-et-vient a explosé. Abdah est devenu un nom d’aller et retour. Générique. Interchangeable. A la Dupont. A la Popov. Mais à cette cadence les états consomment beaucoup de chair humaine.
La plupart du temps, cassé par la rouste, torturé, emprisonné, l’Abdah de service n’a même pas le temps de se suicider. On le retrouve parfois, en fond de cale, suspendu à un crochet d’équarisseur, le sexe à la place de la langue. Dans le meilleur des cas, si l’un d’entre eux a la chance de rentrer se refaire une santé, il garde la peur au ventre.
— Voilà pourquoi, dit Gréta, celui que vous venez de voir fume là-haut sous les toits. S’embrouille dans son récit imposé et ne touche pas un cheveu d’Aurore. Même si elle se foutait à poil, il ne verrait que la fumée de sa pipe à eau. Qu’alliez-vous croire. Il met les mains, peut-être. Et encore… Mais ne conclut pas.
Alexis revoit la scène devant la cheminée. Avant que Rose et Aurore ne rentrent de leur promenade. Lorsque Gréta le laissait lui soulever les jupes.
— Ainsi, dit-il, et régulièrement, vous changez de cavalier. Même s’ils ne sont pas tous très vaillants. Pas le temps de vous lasser. Un idéal de nymphomane !
— Et puis, dit Gréta, ma splendeur rousse a toujours excité les cuirs du Proche-Orient. Outre-mer, ils appellent ça aimer. Je n’allais pas les contrarier.


Alexis ne sait plus s’il écoute la ritournelle d’une femme amoureuse ou s’il est témoin d’une déraison plus lugubre que celle des cauchemars. Et si Gréta, cette laitière sur le retour, se soucie réellement de savoir qui survit dans son étable. Puisque son business tourne rond. Et qu’elle s’efforce d’assurer le confort de sa libido.
Du reste, pour récompenser ces passeurs-là, le canton leur permet parfois de danser au bord des lacs. Et d’exprimer leur joie lorsqu’ils retrouvent des parents éloignés ou rencontrent des demandeurs d’asile pressés de prendre la relève.
— Sans doute, dit Gréta, en avez-vous remarqué quelques-uns à votre arrivée ?
Pour les autorités, en effet, il s’agit de maintenir la chaîne de cette population que l’on mêle à toutes les sauces sans courir le risque de sécher d’un coup les pompes à essence et les comptes numérotés.
Rien d’autre, ou presque. Mais gare à celui qui touche à cette citadelle en chocolat. Si délicieuse, si fragile. Enfin, le croit-on encore, chez les aveugles, les sourds et les utopistes.
L’Abdah du jour peut donc se perdre à son aise dans les étages et bredouiller cent fois la même histoire plus ou moins bien apprise dans un camp d’entraînement et de bourrage de crânes.
— Voilà pourquoi, dit Gréta, il importe d’être doux avec lui. Maintenant je vais vous montrer autre chose. Un étage plus bas. Venez. Mais là, pas un souffle de littérature. C’est la montagne pure et dure.

Chapitre XXIII

Gréta des prairies et du sainfoin montre alors sa banque alternative, nichée en contrebas à gauche de la galerie. Une banque d’épaves qu’elle mène au doigt et à l’oeil.
Dès qu’un nuage passe sur les Quatre-Cantons, à califourchon sur sa caisse, tranquillisée par le ruissellement des dividendes, le clinquant de tous les possibles, elle déverrouille son guichet.
— Le change menu, dit-elle. La banque boutique. Ma nouvelle aventure. Et je compte. Les billets sales, les chèques déchirés et rapetassés au scotch. Les pièces tordues qui entrent à la pelle. Je lave en machine les espèces venues des soupentes, des arrière-salles, par pleines poussettes de clochards. Avant de les entasser dans mes propres poubelles. Je n’ai pas d'huissiers ni de halls en marbre, mais deux ou trois jeunesses qui, pour un jeton, montent avec le chaland, si ça lui fait plaisir.
— Devrais-je vous croire ?
Gréta parle de la voix étrange des apparitions. Souffle neutre contenu. Avec un semblant de lévitation et ce qu’il faut de vide dans le blanc de l’oeil.
— Cela ne cesse d'affluer, dit-elle. Dans les besaces des routards. La manche des artistes. L'argent compte-gouttes des petits loyers, des immeubles insalubres. Celui des sans-papiers et des sportifs. L’argent des troncs d'église, des fausses factures et des signatures imitées.
« A moi les petites coupures ! Aussi vivantes que les dollars comptés entre le pouce et l’index, à la manière des chauffeurs de taxis new-yorkais. La gratte des domestiques. Celle des tickets de courses et du bonneteau. L’argent des toilettes publiques et des parcs mètres. Celui que l’on vole aux assistés. Aux infirmes. Les tirelires cassées. Les pots-de-vin. Les collectes humanitaires. Les rentes viagères et les testaments bidonnés. Tout bénéfice !
« Je prends. J’entasse. Je ne fais pas crédit. Je pratique l’usure de l’usure. A l’heure du thé, je cadenasse. Ni vu ni connu. Tout à l’heure, lorsque vous êtes venus frapper à la porte, je venais de fermer. Cela non plus, vous ne le saviez pas.


Alexis se mordille un ongle. Tout ligoté dans son nombril. Intelligent à peine assez. Ne pensant qu’à son manuscrit traficoté. A son fils incertain.
— Ma réalité, dit Gréta, est autrement plus cruelle et folle que la vôtre. Ouvrez les yeux. Tous les paumés du monde viennent biberonner dans mon giron et cherchent à me voler l’aumône. Ils ont fait de mon ventre une oasis. Une terre d’accueil, d'humanisme, de tolérance. Et de liberté. Mais, comme par hasard, à mille lieues de la leur. Ils sucent mon lait concentré et me payent en vérole.
« Vous cherchez un fils ? Choisissez dans le tas. J’ai tout ce que vous voulez dans des piaules à ne plus savoir qu’en faire. Prenez les miens ! Tous demandeurs d’asile. Asile, mon oeil. S'ils avaient, au moins, les bons neurones.
— Vaste débat ! Et Abdah dans tout cela ? Celui d’aujourd’hui, si je comprends bien, n’a rien à voir avec l’Abdah que j’ai connu. Votre premier amant basané. Ce chauffeur barbu qui m’avait passé une pompe à bicyclette.

Chapitre XXII

Alexis se laisse embrasser.
— Moi, dit Gréta, je suis d’une autre race. Celle des castors et des excavatrices. Dans nos montagnes, j’aide à construire un monde souterrain. Pas un quartier ni une ville. Mais un territoire qui doublera un jour notre espace vital. Certains peuples mordent sur la mer. Nous, nous mordons en pleine montagne.
« Sous les caves de cette maison j’ai creusé un abri atomique. Ne riez pas, c’est obligatoire. Mais entre cette pétaudière et le blockhaus, j’ai aussi aménagé une banque pour compter, en sécurité, l’argent que j’amasse.
« Le malheur m’a frappée, comme n’importe qui. Et, avec les parasites qui nous cernent, il m’arrive encore d’être chocolate. Mais je lutte contre la panique obsidionale. Un jour viendra où le reflux des populations s’amorcera. Je monnaie déjà ma convalescence. Renaissance en marche. En tout cas, je me plais à le croire. Et si, en ce début de millénaire, je courbe l’échine, et dois parfois retravailler mes cartes routières, je prends cela comme une épreuve passagère. Je ne suis pas une Hollande des hauteurs. Je n’ai pas besoin, chaque année, de perdre mon temps à renforcer mes digues. Avantage aux rochers.


Percheronne au petit trot ou génisse industrieuse, Gréta n'a sûrement pas tort de vanter sa nouvelle réussite. Sa vie alpine, lente à se dérouler, va sans trop d’à-coups. Tel un tracteur, son diesel ne cale pas. Les roues tournent. Les gens circulent.
Alexis la découvre, ancienne comme ses glaciers. Avec sa carcasse en alpages, ses cheveux de lin. Eternelle et coloriée. Telle une affiche des wagons-lits de l’Arlberg. Avec sa tête blonde centrée sur les couvercles des boites à fromage, Gréta des laiteries fonctionnelles et des sources fraîches connaît mieux que personne l’art de séduire. Ayant le sens de l’harmonie, elle a vite su comment changer de cap et s’initier au secret des nouveaux comptes numérotés. Adieu gruyère !
A telle enseigne, qu’un beau matin, lorsque des loubards à turbans et à babouches vinrent lui faire renifler un peu de poudre, un peu de cette blanche trop pareille à l'aubaine qui tombe du ciel, elle était prête.
— J’aime partager mes bonheurs, dit-elle. Voilà pourquoi je viens vous faire le câlin pendant votre orage. Me livrer un peu. Ouvrir vos oreilles et vous coudre la bouche. Parole pour parole. J’ai confiance. Mais la baise avec vous, niet.
— Vous plaisantez ?
— Suivant les arrivages, ou dès que la votation est dans l’air, je me lève à l’aube. Je m’installe entre deux rangées de coffres-forts. Des secondes mains, cela fait plus démuni. J’appelle cela passer l’aspirateur. On ne sait jamais. J’ai pris goût. L’argent que je récolte n'est plus une spécialité de riches mais une chasse gardée de pauvres. Un privilège d’ultra-misérables. De continents à la dérive. Entre lacs et montagne, l'argent des calamiteux, il faudra vous y faire, pèse plus lourd que celui des nantis. Et il sent si bon ! C’est grâce à lui, du reste, qu’on ne peut pas me foutre à la porte.
— Ah ! belle Gréta, vous me rassurez. Tant de bruits circulent. Si vous viviez en France, je vous ferais Marianne dans les mairies. Et je vous peloterais les nichons à la sauvette.

Chapitre XXI

Mais le ravissement prend fin vers les années soixante du siècle dernier. En catastrophe, le banquier syrien et sa famille s’arrachent au Croissant Fertile. Casseroles aux basques. Abdah dans leurs bagages. Aucune Libanaise n'ayant pris au sérieux la volonté céleste de devenir l’esclave de ce vantard.
La branche Ali part pour les Etats-Unis. La branche Edgar s'installe près de Berne où elle s'endort. Sommeil des corps. Sommeil de la raison et des affaires.
Un beau jour, la maison des bords du lac échoue entre les mains d’obscurs politiques. Des Français qui n’ont pas réussi à se faire oublier. On solde Abdah avec les outils du jardin. Ayant pris de la bouteille, et trop heureux qu’on le garde, il s’attache à ses nouveaux employeurs. Cette fois, il devient chauffeur.
L'Europe s’est relevée de ses ruines et offre des délires inconnus. Gréta, jeune paysanne venue de Zoug, déjà mariée, déjà veuve, n’a pas quinze ans. Avec ses sabots, elle lui rappelle les cavales du Prophète.


Dans le colimaçon, Gréta grimpe et ondule. Alexis, l’oeil rivé à ses fesses, se perd dans l’imaginaire. Les floches de son châle lui chatouillent le front.
— C'est haut, dit Gréta. Il y a plus de marches que dans la tour de Jung à Bolligen. Bolligen, vous connaissez ? A une heure d’ici.
Evidemment, Aurore sait à quoi pense Alexis. Elle élève la voix.
— Ne vous laissez pas entraîner par vos tentations. Montez plus vite. Nous vous attendons.
Alexis s’étonne toujours lorsque Aurore l’asticote en public. Aussitôt il se bloque et se fige. Audace séchée, âme en rideau.
— Très bien ! Puisque vous le prenez ainsi, je redescends. Du reste, je n'ai rien à glaner là-haut chez ce faux derche. Allez-y toute seule, après tout.


Alexis se retourne et bascule d’un coup dans la descente. Comme s’il était suivi par le fracas des pierres que l’on déversait, autrefois, lors des sièges, dans les escaliers à vis des châteaux pour les combler. Et écraser l’intrus.
Au bas des marches, pas très fier d’avoir eu envie de soulever les jupes de Gréta, il s’assoit. Prêt à pleurnicher sur son sort.
Il se croit perdu. Ses livres vivent sous la plume des autres. Ses femmes s’épanouissent dans les bras des autres. Ses enfants, s’il en a, encore ailleurs.
Gréta l’a compris. Sur la pointe des pieds, elle descend à son tour. Et se pelotonne contre lui. L’entoure de ses mains de paysanne. Le câline à sa manière un peu rude.
— J’ai tout de suite vu votre manège. Vous me flattez. Mais n’y a-t-il pas vingt ans que nous nous connaissons ? Cela crée des liens. Tout jeune, à l’époque, vous n’étiez pas mal non plus.


Ancien top modèle d’altitude, Gréta a gardé le geste accueillant. Sa chaleur d’étable fait toujours merveille. Et ses yeux débordent de tendresse. A la voir ainsi, l’on pourrait croire qu’elle pose encore à poil sur des édredons de foin coupé à la main.
Elle pousse Alexis de la hanche. L’embrasse dans le cou.
— Après votre coup raté avec la pompe à bicyclette, je n’ai pas appelé les flics par compassion, sachez-le. Mais pour éviter que vous ne fichiez en l’air notre petit paradis. Abdah et moi, nous nous moquions bien de sauver la vie et la réputation de votre conquête. Et nous n’avions besoin des conseils de personne pour nous envoyer en l’air à la cuisine ou sur les canapés du salon.
Alexis soupire. Il craint que Gréta ne veuille le séduire.
— Votre étreinte… dit-il. Charmante. Mais vous m’étouffez.
— Du calme. Je ne viens pas vous draguer. Je viens vous instruire. A tant faire, vous pourriez boire le lait bromure des abrutis qui nous assaillent. Car si votre ivresse, ces jours-ci, est toute faite d’hallucinations et de curiosités littéraires, comme eux, vous êtes accro à votre vie d’emmerdeur.
« Aurore vous tient par le bout de l'épée. Je suis sûre qu’elle vous tue dix fois l'heure et vous abandonne aux corbeaux lorsque vous ne marchez pas à son gré. Sans vouloir la débiner, si cette femme avait su vous aider, vous ne seriez pas dans mes bras.
« Mais moi aussi, parfois, je craque. Je vous l’avoue. Par exemple lorsque je regarde, impuissante, notre civilisation se laisser détruire avec une telle volupté. Lorsque je vois Abdah, au retour de ses voyages d’affaires, m’apparaître tout à coup trop vieilli. Ou mal rajeuni. Et quand il m’arrive de ne plus le reconnaître.
« Revenez sur mon épaule. Apaisez-vous. Là-haut, il a déjà dû expliquer à votre fiancée pourquoi, dans le canton, on l’a surnommé le Phénix des lacs. Renaître de ses cendres. Un des rêves de l’humanité. Un truc de métempsychose. Une démence dans laquelle sa religion s’est spécialisée. Pour oublier la mort.
« Je connais sa chanson. Le café bu, il lui tirera les tarots des Visconti. Sortira les coupures de journaux. Et racontera que les génies de son espèce balisent les filières d’immigrés. Mais je doute que votre Aurore y comprenne quoi que ce soit.

Chapitre XX

Abdah ouvre à nouveau sa pochette.
— Pourtant, dit-il, ici entre les lacs, ou à Beyrouth et à Damas, aucune différence. Moins de parfums mais autant de mendicité, de mort. Sexe et fric. On ne pense qu’à cela. On ne fait que cela.
Alexis grimace.
— Ne trouvez-vous pas que ça sent le hot dog ? Le mauvais vin et la pisse. Cela passe sous les portes. Votre conte oriental doit enchanter vos camés. Ils tendent l'oreille aux judas. Chacun cherche son étoile où il peut. Eh ! derviche, j’entends grésiller les pipes.
— Pas si fort ! Restez près de moi. Sous les combles, j'ai un narguilé, je vous invite. C’est mieux qu’une pipe. Il gargouille si je veux. Et bubulotte.
Gréta revient au salon. Elle pousse contre l’escalier un seau à roulettes. Gréta en panoplie. Lourde, alémanique. Gréta, en châle de laine et coiffe amidonnée. Chaussettes et charentaises.
— Vous êtes olympique ! dit Alexis. Plus haute qu’une flamme.
— Ne parlez pas de malheur. Je viens de distribuer leur méthadone aux épaves de ce soir. Orangeades calmantes. Lait bromure. Ces malades laisseront leur camelote pendant quelques minutes. Tout à l’heure je ferai une seconde tournée avec les seringues. J'ai aussi préparé le café d’Abdah. Montons le boire. Il finira ses histoires en montant. Vous reprendrez votre souffle sur les paliers.
— Avec joie, dit Aurore.


Par l’escalier de service en colimaçon, ils montent à la queue leu leu. Abdah le premier. Aurore le suit.
— Combien de marches, dit-elle, pour le paradis d’Allah ? Est-il plus haut que le nôtre ? Disposé autrement dans les nuages. Un voile sur les cafetières. Abdah, vous devez avoir une idée.
Comme s’il n’avait pas entendu, Abdah continue d’évoquer les cultes féroces qu’il vouait à ces femmes inaccessibles que les hommes d’affaires de Beyrouth lui donnaient à dévorer du regard.
Avec ses amis, près des banques et du musée archéologique, ou sur le perron de l’hôtel Saint-Georges, ce n’était que commentaires anatomiques. Défis sexuels. Prouesses et paris d’Ali Baba.
Mais aussi, chaque jour plus forte et envahissante, son obsession pour la femme du banquier. Avec cette habitude d’emprunter les sous-vêtements de la jeune femme à la buanderie, avant qu'on ne les lave. Pour les emporter dans sa chambre. A la sieste. Après le dîner. Rituellement et s’y enfouir. Avant de s’y perdre.
— Par amour chaste. Pure dévotion. Je le jure, dit-il. Pour elle seule.
— Les Goncourt rapportent un cas de ce genre dans leur Journal, dit Alexis. Un médecin de Corrèze devenu fétichiste devant les bas filés d’une de ses patientes. A la fin, il appelait au secours.


Ils montent encore. Abdah toujours dans son récit. En canon. En ritournelle. Abdah dans sa passion pour les poitrines sous les modesties de guipure. Les fesses et les sexes devinés. Les prunelles, l'éclat des dents. Les lèvres peintes. Les mélodies de tentation et les accents de rocaille.
Mais sa voix se casse soudain lorsqu’il évoque la lecture du Nouveau Testament. Cette lecture domestique à laquelle, chaque soir, entourée de ses cousines et des servantes, sa jolie patronne lui demande d’assister. En bonne maronite.
Ce qu’il prend pour un impossible charabia exaspère ses ardeurs. Le transporte vers des abîmes de légendes. De quartiers réservés et de jardins d’oliviers. Dans son esprit, les versets de l’Evangile et les sourates se mélangent. Et il rêve.
Son intouchable libanaise a tout quitté pour le suivre. Lui, le modeste coureur de pistes vaincu par l’Esprit saint. Accroupie, elle lui lave les pieds. Elle le masse, le parfume. Danse pour lui. Et, sous la lune, l’entraîne musarder au Jourdain.
Abdah assure à ses frères qu’elle finira par devenir son esclave. Ou quelque chose d’approchant.
— Chacun son tour. Vous verrez, le ciel le veut. C’est inscrit. Elle y viendra. Voilée, bien entendu.

Chapitre XIX

Le barbu en soutane vient remettre du bois dans la cheminée. Il tend la main à Aurore.
— Suivez le conseil de Gréta. Quittez cet asile de merde. Un trois étoiles, certes, mais dangereux. Nos clients arrivent pour commencer leur nuit. S'ils vous trouvent, ils vous abîmeront. Vous partirez déglinguée, en admettant que vous le puissiez. Je vais vous conduire en ville.
— En jupe ? Avec votre pain de sucre sur la tête ? Vous n’y pensez pas. Chez les derviches, vous êtes tourneur ou hurleur ? Aux ordres de quels flics ? Ils devraient venir de temps en temps donner un coup de balai.
— La police ne se risquerait pas à mettre un pied ici. Pour elle, nous ne sommes qu’une maison soupape. Une de ces chambres à camés que l’on ouvre. Que l’on ferme. A la demande. Pour aider. Soulager. Semblable à celles de Zurich, de Lugano. De Lausanne. A celles du parc de la kleine Schanze, à Berne. A tous les autres squares de la dope. Où que vous portiez l’oeil. Puisque vous ne voulez pas sortir, je vais vous cacher chez moi.
— Hors de question !
Sans crier gare, le derviche balance alors son chapeau et laisse glisser sa soutane. Il apparaît en slip et maillot de corps. Chauve et poilu. Minuscule. Les socquettes sur les godillots.
— Exprimez-vous moins brutalement, dit Aurore. Vous avez l’air d’un cou de poulet plumé.
— Je prendrai soin de vous. Je m’appelle Abdah.
— Eh bien, dit Alexis, lorsqu’on s'appelle Abdah, on se rhabille. Et l’on fait comme les domestiques de Buckingham Palace. On écrit ses mémoires. Chez les éditeurs, la tranche de vie marche à merveille.


Abdah hausse les épaules. Ramasse ses vêtements. Ouvre une pochette en cuir. Se bourre les narines.
— Abdah le farouche, le mal-aimé, dit-il, avait rongé sa ceinture dans la plaine de la Bekaa. Et vendu son keffieh dans les ruines de Palmyre.
— Un récit à la troisième personne ! dit Aurore. Voilà de l’oriental. J’adore.
— Abdah, perdu si jeune, dit-il. Pour un coup de couteau. Une gourde subtilisée. C’était bien avant les guerres.
— Un haret gambade au désert, dit Aurore. Je vois comme si j’y étais. Il saute les Anglaises. Déboutonne les Pères blancs. Et chaparde. Couic, parfois ! Vous deviez être charmant, Abdah, sous vos hardes.
« Et dans cet avant-guerre épanoui au pied des monts du Liban, à Baalbek, justement, vous souvenez-vous du bal des Petits lits blancs ? Eschyle et Sophocle dans le texte. Les ballets de Balanchine. Ceux de Béjart. Mes parents m’ont raconté. Les réceptions dans les ruines du temple de Jupiter. Les agapes sous les nuits étoilées. Les parades d'or devant les famines. Les poitrines taries descendues des montagnes. Allez, Abdah, continuez !
— Ces bals, en effet… La consolation des invendues. Des niaises laissées pour compte. Des obésissimes. Des brunes trop banales. Celles qui n’embarqueraient jamais pour la Suisse. Ou la Californie. Ces odorantes trop humides que des cousins, un doigt dans leur sexe, faisaient pourtant valser jusqu’à l’aube. Par esprit de famille. Entre deux tours avec les occidentales. Si fraîches, elles. Si minces, si blondes et nouvelles.
Alexis embrasse Aurore sur le front.
— Vous avez cru l’avoir embobiné. Peine perdue. Il parle à qui s’accroupit près de lui. Vous ou une autre. Il repère les oreilles tendres et s’y accroche. Il récite sa leçon.


Aurore n’est pas dupe non plus. Mais son rôle diffère. Elle apprivoise, elle caresse. Elle sait qu’un homme se raconte lorsqu’il a peur. Elle s’assoit. Elle fait signe à Abdah de remettre une bûche.
— Allez, mon vieux ! On vous écoute. Nous ne vous volerons rien.
— Abdah, dit-il, s’obstine à croire en sa bonne étoile. Et, un jour… enfin ! Cassé, blessé, à moitié mort de tout, Abdah est recueilli sur la route de Tyr à Beyrouth. Un banquier syrien lui rend la vie sur les cuirs d’une Rolls-Royce. Abdah touché par la grâce d’Allah.
Aurore pense, cette fois, tenir un bout du fil rouge. Alexis est moins convaincu. A son avis, Abdah s’est fait prendre dans la nasse. A Naples, les maffieux n’agissent pas autrement.
— Une villa de marbre sous les jasmins de Beit-Méri, dit Abdah. Les corps frôlés. Les soieries froissées. L’ivresse de l’éther, des pommades, des pansements. Il a trouvé, ce soir-là, mêlée au parfum des jasmins, des citrons et des lauriers, sa première sensation de bonheur. Quelle nuit…
— Et quelle Aurore ! le lendemain matin. Je vous autorise, Abdah, à utiliser mon nom à vos réveils pour votre récit. Ce sera ma contribution.

Chapitre XVIII

Elles sortent. Marchent sur le marbre craquelé. Les avoines folles mêlées au gazon. Et descendent vers l’eau. Rose se retourne. Montre la maison découpée sous la lune gibbeuse.
— J’ai de la tendresse, dit-elle, pour cette baraque. La mère de mes fiancés l’a héritée de je ne sais quel collabo après la dernière guerre. Je pleure en regardant cette cour des miracles qu’elle est devenue.
« Je n’arrive pas, non plus, à me faire à l’idée qu’il faille sans cesse aider tant de drogués à se shooter. Tant de clandestins à s’enraciner.Tant de cellules extrémistes à se planquer. Au nom de quelle démocratie ? Je voudrais bien savoir. Ici, pour ce genre de service, beaucoup touchent une subvention cantonale. C’est un aspect de nos montagnes que l’on oublie volontiers de montrer. Gréta, la fausse naïve est de ceux-là. Elle fait la liaison. Elle collabore, porte les valises. Et palpe au passage.

Rose prend l’horizon entre ses bras ouverts. Evoque la misère, l’envahissement et la lâcheté qui s’épanouissent à chaque carrefour.
— A ce train-là, la Confédération risque de se disloquer. Bien sûr, rien n’est encore perdu. Elle en a vu d’autres. Et le génie du lieu veille sûrement sur elle. Il n’empêche.


Rose met une pointe de pied dans l’eau.
— Dieu qu’elle est froide ! En quelques années, nous sommes devenus les champions de l’asile. Vingt-cinq pour cent de la population. Il n’est même plus question de quota. La barque est pleine, comme l’on dit ici.
« Mais si le malheur est général, le mien, en plus, est sentimental. Mes fiancés vivent ligotés, soudés à leur mère qui les étouffe. Un vrai bronze sur un buffet Henri ll. Je souffre. Mais ils m’excitent. Je finis par me demander si la caméra vérité n’exprime pas mieux la vie que l’écriture. Surtout depuis l’arrivée du caméscope jetable. Au lit, lorsque nous nous filmons les uns dans les autres et que nous nous repassons les CD, la littérature n’existe plus.
« Tout à l’heure, mon fiancé jouait les provocateurs. Ne lui en tenez pas rigueur. Il est toujours dans ses culottes courtes. Avec ses hochets. Son pouce qu’il suce. Il n’a rien d’un vendeur d’esclaves. Ni d’une cafetière. Il se vante. Tout est minuscule chez lui, les idées et le reste. Il me faut des trésors d’invention pour me faire baiser par ces quarts de portion.


Rose se lève et prend Aurore par la main. Elles remontent vers la maison. A travers les vitres, elles aperçoivent Gréta, percheronne au petit trot. Un barbu en robe de derviche la pelote au passage. Et ranime les braises dans la cheminée.
— Ils font semblant de ne pas nous voir, dit Rose.
Près d’une autre fenêtre, Alexis parle au nain, encore sur sa chaise.
— Vous finirez bien par descendre de votre perchoir. Par vous mettre au travail et oublier votre maman. Cette bauge pourrait vous offrir un sujet en or.
— Ne me torturez pas. Si la cage est pleine, je suis vide.
— Imaginez, dit Alexis, un type dans votre genre. Du marbre. Un platane. Une rivalité avec un archéologue. Il embarque sa femme. Grande et forte. Si vous voulez. En Italie, par exemple. Je pourrais vous aider !
— Nous avons déjà dû l’écrire, celle-là.
— Alors, inspirez-vous de ce que l’on fourre dans un garage. Vous qui cambriolez tout partout, vous devriez y trouver votre bonheur. Je parie que la pompe se trouve encore sur la bicyclette. Allez la prendre, briquez-la. Envoyez-vous en l’air dans les roseaux. D’autres l’ont fait avant vous. Cela stimule l’esprit.
— Lâchez-moi ! Demain, à Paris, ma mère trouvera autre chose.


Alexis aperçoit enfin Aurore sous la pluie. Du bout des doigts, elle griffe le carreau, le front appuyé. Il ouvre. Il lui prend les mains. Boit ses larmes, lisse ses cheveux mouillés.
— Il faut partir, dit-elle. Ce délabrement. La tiédeur qui s’installe. Cette odeur. Ce feu. De quoi vomir.
— Puanteur ou pas, j’ai pourtant l’impression que l’ambiance vous excite.
Alexis ouvre un judas. Regarde et se pince le nez.
— Effectivement, nous pataugeons dans une décharge. Esprit de crasse, sublimez-vous !
Il découvre les poubelles et les tags aux excréments. Les matelas éventrés sous les immondices. Des bouteilles cassées. Des capotes, des seringues, des journaux.
— C’est donc ici, dit Aurore, que venait votre blonde en mal de grossesse et de littérature.
— Il y a vingt ans ! dit Alexis. Avant cette dégringolade. C’était sa maison de famille. Normal qu’elle ait choisi d’y faire sauter le loupiot. Sauf que ses parents voulaient qu’elle le garde. Et qu’elle me balance. Je n'ai pas connu la suite. Après moi, elle y aura vécu ses nouvelles amours. Il y a des gens ainsi faits, qui ne lâchent jamais rien. Ni les lieux, ni les mémoires, ni personne. En tout cas, il n'y a pas de quoi sortir sous la pluie, la mort dans l'âme, une idée folle en laisse !
— Je vous attendais près du lac. Vous n'êtes pas venu me chercher. Cette maison porte malheur. Allons nous-en.
— Venez, que je vous sèche.

13 déc. 2007

Chapitre XVII

A cet instant, en effet, entre un petit garçon. Râblé. Cheveux en brosse. Culottes courtes. Tête carrée.
Il sifflote et saute sur une chaise qu’il bascule en équilibre, dossier en avant. Puis entreprend une marche en canard. Et se colle sur le visage un masque de carnaval.
Aurore souffle dans l’oreille d’Alexis.
— Ne serait-ce pas plutôt un nain. En tout cas, il aime se déguiser et se rendre intéressant. Peut-être a-t-il de qui tenir. Mais je serais navrée de vous voir avec un fils pareil.
Le garçon s’approche d’Aurore.
— Hello ! dit-il. Si la roue tourne je pourrai toujours me reconvertir dans un cirque. Regardez, avec perruque ! Molière vous salue. Qu'en pensez-vous ?
— J’apprécie mal, cher garçon. Les clowns ne m’amusent pas. Vous risquez de tomber.
Toujours sur la chaise, le nain fait le tour du salon.
— Je crois entendre notre fiancée avec ses conseils. Une immense grosse. J’aime les grandes grosses. Mon frère aussi. Comme les Goncourt. Au fait, les Goncourt, vous connaissez ? A leur exemple, nous partageons nos femmes, nos plumes. Et nos fringales de choux. Cette fille, ils l’auraient adorée. Les Goncourt… une idée de notre mère pour nous stimuler.
« Elle travaille dans l’édition. Elle aimerait écrire. Elle nous refile des manuscrits refusés. Ou trouvés chez ses amants. Un fatras que nous décortiquons. Pour piquer une phrase. Une idée. Moi, je suis le littéraire. Mon frère a un faible pour la barbouille et les personnages en latex. Un fantasme de famille. Il y en a partout.
« Nous sommes une sorte de Toulouse-Lautrec en double exemplaire. Deux cafetières à long bec, posées sur un coin de table, ne réchauffent pas que le cœur. Si vous voyez ce que je veux dire. Notre petite taille déconcerte. Avec les grandes grosses nous sommes mieux compris.


Aurore qui aime les animaux et cherche à se distraire de l’ambiance voit avec plaisir le chien de la maison venir vers elle.
Elle tend la main. Le chien se dresse sur ses pattes arrière et avance le museau. Il a un beau regard de blonde.
— Voici notre fiancée, dit la cafetière. Lorsque nous nous déguisons, elle fait le chien. Un sacré gabarit.
— Bah ! dit le chien, nous marchons si peu l'un à côté de l'autre. Je porte de hauts talons pour me grandir encore. Lorsqu’il descend de sa chaise, c’est qu’il passerait debout sous mes jambes écartées, le petit vicieux. Ils m’ont surnommée Rose, comme la bonne des Goncourt. Ainsi, vous seriez les invités de mes fiancés.
— En tout cas, dit Aurore, nous étions attendus. Dans la voiture, au téléphone, j’ai sûrement trop parlé. Cela va mal finir.
— Peut-être serait-il temps, dit Alexis, de regarder derrière les judas ce que l’on cache.
Le nain, toujours sur sa chaise, s’approche de lui.
— Derrière les cloisons, dit-il, il y a parfois des enfants en bon état. Moins de garçons, ces temps-ci. Si je trouve une fillette qui vous aille, vous l'achetez ?


Nuit close. La pluie cesse. Et reprend. Le nain explique que l’adoption clandestine ferait un bon sujet de roman. Le genre renouvelé du rapt des enfants mis en caque jusqu’à la Saint-Nicolas.
Avec une petite fille, ils bricoleraient une histoire en douceur, entre gens bien élevés. En pédophiles qui les aiment. Non en pédérastes qui les défoncent. Leur mère saurait les aider à en tirer quelques pages.
— A moins, dit-il, que des siamoises… J’en connais une paire, à trois pas d’ici. D’honnêtes intermèdes dans les partouzes lorsqu’elles se tripotent. Et pas cher ! Intéressé ? Feriez-vous le difficile ? Très bien, pas de monstres. Mais pour une poupée, nous y allons quand vous voulez.
Alexis se penche vers Aurore.
— Il m’intéresse, ce con. Merde à la fin ! N’ai-je pas roulé toute une matinée pour trouver une progéniture. Ne l’ai-je pas assez répété dans mon allocution, au bord du lac. Je ne vais pas me renier si vite. Je cherche un garçon de vingt ans, si c'est une petite fille, après tout...
— Je la choisirais bien élevée. Blonde, Intelligente, dit le nain. Neuf ou dix ans. Une bonne élève de nos montagnes, pas encore esquintée par la came. Restent les conditions, ce sera facile. Regardez-vous, prêt à manger dans ma main. Moi qui pourrais être votre fils. Mais décidez-vous rapidement. Nous rentrons à Paris. Le train part dans une heure.
Aurore, l’index sur le front, lui rend son sourire.
— On ne traite pas les gens ainsi, surtout les petites filles.
— Et vous, comment nous traitez-vous ? Pourquoi nous mêler à vos divagations littéraires, à vos regrets. Vos frustrations, vos doutes, votre équipée d'obsédés. A la fin, pourquoi êtes-vous ici ? Qui êtes-vous ? Ma mère a dit que nous allions avoir de la visite. Elle n'a pas parlé d’inquisiteurs.
Aurore prend Rose par la laisse.
— J’ai besoin de respirer. Montrez-moi le parc. Mais enlevez vos oripeaux et coiffez-vous autrement. Vous ressemblez trop à un barbet.

Chapitre XVI

Aurore s’approche de Gréta.
— Ne l’écoutez pas. Il affabule. Il maquille l’histoire. Ce n’est pas la première fois. Depuis deux jours que nous sommes en promenade, nous avons déjà failli nous faire lapider à cause de ses provocations. Une vraie manie ! Quand il ne se déguise pas en philosophe persécuté... A la Jean-Jacques Rousseau.
Gréta hoche la tête.
— ll ne raconte pas n’importe quoi. Oh, non. J’étais là. Il traduit ses souvenirs. Tout simplement. Je me souviens du désastre. Mais, au lieu d’écouter ces deux imbéciles qui me conseillaient d’aller batifoler avec le chauffeur, j’ai averti les autorités.
Alexis prend Gréta par les épaules. Et l’embrasse.
— Vous êtes donc la fille de Zoug. J’hésitais à vous reconnaître. Dieu sait pourtant si vous nous avez souvent gâché la vie. Toujours à nos trousses. Pardonnez mon entrée. Je viens de me conduire en sauvage. Mais cette maison me bouleverse tant. Je m’y suis précipité comme un enfant se jette dans les bras de sa mère. J’avais tenté un sale coup. Je risquais la cabane.
— Encore heureux, dit Aurore, avec des âneries pareilles, que vous n’ayez pas esquinté tout le monde. Il n’empêche. C’est bien vous, parmi la cohorte de ses fiancés, que votre maîtresse avait choisi pour faire le sale boulot.


La nuit. La pluie. La maison découpée dans les nuages. Un parc. Le gazon en pente. Les branches basses des cèdres. Et le lac. Léger, lui.
— Pourtant, dit Gréta, je me suis souvent demandé si ce n’était pas des expériences comme celle-là qui faisaient avancer la science. Et la morale en politique. Dans des drames de ce genre, saura-t-on jamais qui sauver ? La fille d’un jour. Ou le petit du lendemain, embryon bien vivant. Il y a du pour, il y a du contre. Dans nos bergeries, nous autres montagnardes d’origine modeste sommes bien placées pour le savoir.
« Du reste, ces questions ont fait se démettre, pour vingt-quatre heures, le roi des Belges. Je l’ai lu ! Et, pendule arrêtée dans votre Palais Bourbon, pleurnicher une mère de six gosses, ministre de la santé. Je l’ai lu aussi. J’adore la démocratie et le droit divin. Mais plus je vieillis moins je comprends ce que cela veut dire.


Gréta lève les bras. Elle tourne sur elle-même.
— Prenez cette maison. En apparence, rien ne semble avoir bougé. Mais entre ses murs, ce n’est plus ce que vous avez connu. Le salon a rétréci. La garage a disparu. Ainsi que la salle de jeux des enfants et celle du billard. Enfin, elles y sont sans y être. Les cloisons se sont multipliées. Ce n’est plus qu’une baraque avec de pauvres restes. Judas fermés. Un asile de nuit pour les infra de la planète. Les drogués en tout genre. Judas ouverts.
« Notez, moi aussi, j’ai des difficultés avec mon passé. Il m’arrive de ne pas le reconnaître. Cela me travaille encore. Pire, maintenant qu’il est mort, je ne saurai jamais si mon père a essayé de me violer. Du reste, je ne savais même pas qu’il avait un sexe lorsqu’il me prenait sur ses genoux. Me caressait. M’embrassait. Et chantait que nous nous aimions. Qu’aurai-je à raconter de mon enfance, si, un jour, je passe à la télévision ? Dans nos montagnes, même les mots d’amour des petites filles ne plaisent plus.


Sur le canapé, écoutant Gréta, Alexis ferme à nouveau les yeux. Et, récent père à la page, profite de la pénombre pour prendre sur ses genoux cette jeune fille de légende qu’il n’avait jamais imaginé pouvoir rencontrer.
Il boit ses paroles. Aspire son haleine, caresse ses épaules, ses cheveux. Il dénoue les nattes, les retresse. Rattache le ruban blanc et bleu, aux couleurs de Zoug. Compte avec elle les nids d'abeille de son corsage.
— Tu n’as pas douze ans, petite prune. Et tu t’appelles déjà Gréta.
Aurore fronce les sourcils.
— Les sofas ne vous réussissent pas. Et, dans vos répliques approximatives, rendez à Feydeau ce qui lui appartient.
— Laissez-moi essayer cette paternité-là.
— Maintenant, dit Gréta, vous vous arrêtez. Vous règlerez vos comptes une autre fois. La maison va bientôt se remplir. Le travail m’attend. Vous n’avez rien de plus à faire ici. Croyez-moi, filez ! Je n’aurais pas dû vous laisser entrer.
— Nous partons, dit Aurore. Entre les gouttes. Merci de votre accueil.
— Nous restons, dit Alexis. J’entends un bruit de galoches.

Chapitre XV

Après la lecture, après le bain, Aurore et Alexis sortent bras dessus bras dessous. En cette fin de matinée, ils cherchent où déjeuner.
Aurore, telle la luzerne qui fabrique son azote, pétille et valorise sa joie de vivre. Alexis retrouve ses métaphores.
— Vous êtes, lui dit-il, une mouline au bord d’un torrent. Vous faites de ma cervelle une farine. Et moi, très entoilé, façon biplan d’aéroclub, je plane attaché à vos ailes.
— Pourquoi pas, dit-elle. Avant-hier, à cette heure-ci, vous vous suspendiez à un parachute pour faire le malin. Vous restez fidèle à votre image.
La ville à droite. Le lac à gauche. Et vice-versa. Une averse sous le soleil les émerveille.
— Buée bleutée, dit Aurore. Je pourrais faire mieux si vous n’aviez qu’un œil allumé. Mais vos yeux sont des braises.
Attentifs et joyeux, ils traversent les rues en zigzag. Caressent les chiens. Se bousculent. Montrent au passage les maisons qui pourraient les séduire. Du menton ils en interrogent quelques-unes. Passent outre et remontent vers le centre ville. Alexis toujours arc-bouté sur sa croisade. A l’affût d'un rien. Aurore, pour le plaisir.


Déjeuner avalé, ils reviennent près de l’eau. Pas cadencés, phrases brèves et chansonnettes.
L’après-midi passe. Et l’heure du thé. La pluie encore. Fatigue aidant, ils ralentissent l’allure.
— Mettons-nous à l’abri, dit Aurore. Nous devons ressembler à la famille Fenouillard. Harassée devant le Mont-Saint-Michel. Redoutant la marée. Pas brillante. Sans parapluie.
« Ne rêvons plus. Choisissons une maison qui ressemblerait à celle de mon plan de bataille. Sur ces berges, nous n'avons que l'embarras du choix. Celle-ci, par exemple. Délabrée au possible. Un squat, qui sait ? Du reste, vous n’avez pas cessé de la regarder. La pluie et la nuit nous escortent. Y allons-nous ?


Ils courent. Alexis lui prend le bras. Elle retire ses souliers.
— Serrez-moi fort. J'aime deviner sous mes pieds blancs le vert de cette pelouse. Effleurer le marbre fendillé de ce porche. Ils me roborativent.
Elle pousse une porte entrebâillée. Alexis ferme les yeux. Une femme en tablier sort de l’ombre.
— Je vous distingue mal dans le contre-jour. Etes-vous en manque ? Avez-vous soif ?
— La maison parle, dit Aurore. Nous ne pensions pas vous déranger.
— Qui donc le pourrait encore ! Etes-vous acheteurs ? Tant de bruits circulent. Entrez ! Vous êtes trempés. Nous sommes-nous déjà rencontrés ? Vous prendrez bien un verre de lait. Une orangeade ? Qui que vous soyez, cette maison est la vôtre. Enfin, cela se dit. Je m'appelle Gréta.
Alexis lâche le bras d’Aurore. Entre à son tour. Et bondit dans la pénombre. Tout à trac, avec fracas et détermination.
Il saute dans le vestibule. Gambade où il peut. Disparaît dans le grand escalier. Redescend.
Au salon, il pousse une table. Soulève des rideaux. Repart et revient. S’empêtre dans un vieux Beauvais mal suspendu par une tringle au plafond.
— Elle a envoyé le chauffeur prendre une pompe à bicyclette dans le garage. Elle s’est allongée sur ce canapé, là où vous vous asseyez. Décidée à faire sauter le polichinelle. Nous nous sommes lavé les mains à la vodka. Pour aller plus vite, je lui disais de boire au goulot. De se tenir les chevilles. Elle priait. Me traitait de salaud en riant aux éclats. Elle voulait des égards. Elle prétendait que les femmes gravides ont des priorités. Des places réservées dans les transports en commun.
— Même si vous connaissez cette maison, dit Aurore, ce n’est pas une raison pour vous conduire en fou furieux.
Alexis se laisse tomber sur le canapé. Il reprend haleine.
— Nous avons continué à boire et à chanter. Par cette mise à mort, nous allions retrouver notre enthousiasme. Notre joie de vivre. Nous avions tant de rêves.
« Et puis, nous avons fait l’amour. Elle, mimant la bonne à la cuisine, une fille de Zoug. Zoug, cela ne s’invente pas ! Et moi, le chauffeur. Un barbu de Méditerranée orientale. Je crois. La première fois que j’ai mis la pompe, elle a eu un sursaut. Et la frousse. Bien sûr. Mais cela s’est arrangé. Elle était grise, elle riait. Elle m’aidait de ses doigts et de ses soupirs. Ensuite, elle s'est endormie, ivre morte, tandis que je dépompais pour faire venir.