16 déc. 2007

Chapitre XXXII

Nouveau silence. Abdah pouffe dans sa moustache. Gréta se penche vers Alexis.
— Les trois meubles autour de vous sont ce qu’il reste de son ancienne splendeur. N’y voyez ni décor, ni mise en scène, l’asile a tout emporté. Cette histoire a marqué les garçons. Son troisième mari assure le quotidien. Et elle rêve toujours de littérature.
« Lorsqu’elle vous a reconnu, elle recevait quelques-uns de ses anciens amants dans la maison qu’elle loue de temps à autre en France, pas très loin de chez vous. Vous tombiez à pic. Elle vous a invité. Au dîner, vous n’avez pas marché… vous avez couru. Elle s’est amusée à vous coller le chapeau.
— Elle oublie seulement, dit Alexis, que je n’ai pas été le seul à lui parler littérature. Ni à fabriquer son adolescence. Aurore l’a compris tout de suite.
— Oui mais, dit Gréta, vous seul de tous les invités avez réagi. En venant jusqu’ici fourrer votre nez.


Abdah regarde de nouveau sa montre. Il ne rit plus. Il se lève. Arme son revolver et passe derrière le canapé.
Déclics, soupirs et coups de feu. Les poupées en latex éclatent. Des flammèches jaillissent. De l’autre côté des judas, l’asile s'ébroue comme se réveille une étable. Les murs gémissent.
Gréta touche le genou d’Aurore.
— Au début, le matin, pour faire déguerpir ces macaques, nous avions le carillon de l’église. Nous l’avons remplacé par de la musique militaire. Maintenant c’est le revolver. La poudre et le feu les effraient encore. Nous évoluons.
« Il faut relativiser la dérive du pays. Brusquer n’a jamais été une solution. Nous devons tolérer, admettre, dialoguer. Et après tout, les civilisations sont faites pour être remplacées. Deux mille ans de judéo-christianisme mâtinés de gréco-latin, ce n’est déjà pas si mal. On peut commencer à regarder ailleurs. De toutes façons, l’irénisme a encore de beaux jours devant lui. Hélas !
— En attendant, dit Aurore, le génie du lieu veille plus que jamais. J'en suis certaine. Il en a vu d’autres. Je lui fais confiance.


Abdah vide son barillet et ses chargeurs aux quatre coins du salon. Le branle-bas enfle et entre en démesure.
A travers les cloisons, les cris, les jurons, les cavalcades commencent à se répondre sur une même extravagance.
Au loin, les sirènes d’ambulance et celles des voitures de police ajoutent leurs accents d’incertitude et de tristesse.
Aurore et Alexis profitent du désordre. Ils bondissent hors du salon. S’esquivent à travers l’affolement, le vacarme.
Et, tant bien que mal, s’arrachent aux bras, aux doigts, aux ongles de ces gens qui se font ronciers pour mieux les garder, les blesser, les réduire.
Ils s’échappent enfin. Courent sur le marbre fendillé, main dans la main. Coupent à travers le parc, sous les cèdres.

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