15 déc. 2007

Chapitre XIX

Le barbu en soutane vient remettre du bois dans la cheminée. Il tend la main à Aurore.
— Suivez le conseil de Gréta. Quittez cet asile de merde. Un trois étoiles, certes, mais dangereux. Nos clients arrivent pour commencer leur nuit. S'ils vous trouvent, ils vous abîmeront. Vous partirez déglinguée, en admettant que vous le puissiez. Je vais vous conduire en ville.
— En jupe ? Avec votre pain de sucre sur la tête ? Vous n’y pensez pas. Chez les derviches, vous êtes tourneur ou hurleur ? Aux ordres de quels flics ? Ils devraient venir de temps en temps donner un coup de balai.
— La police ne se risquerait pas à mettre un pied ici. Pour elle, nous ne sommes qu’une maison soupape. Une de ces chambres à camés que l’on ouvre. Que l’on ferme. A la demande. Pour aider. Soulager. Semblable à celles de Zurich, de Lugano. De Lausanne. A celles du parc de la kleine Schanze, à Berne. A tous les autres squares de la dope. Où que vous portiez l’oeil. Puisque vous ne voulez pas sortir, je vais vous cacher chez moi.
— Hors de question !
Sans crier gare, le derviche balance alors son chapeau et laisse glisser sa soutane. Il apparaît en slip et maillot de corps. Chauve et poilu. Minuscule. Les socquettes sur les godillots.
— Exprimez-vous moins brutalement, dit Aurore. Vous avez l’air d’un cou de poulet plumé.
— Je prendrai soin de vous. Je m’appelle Abdah.
— Eh bien, dit Alexis, lorsqu’on s'appelle Abdah, on se rhabille. Et l’on fait comme les domestiques de Buckingham Palace. On écrit ses mémoires. Chez les éditeurs, la tranche de vie marche à merveille.


Abdah hausse les épaules. Ramasse ses vêtements. Ouvre une pochette en cuir. Se bourre les narines.
— Abdah le farouche, le mal-aimé, dit-il, avait rongé sa ceinture dans la plaine de la Bekaa. Et vendu son keffieh dans les ruines de Palmyre.
— Un récit à la troisième personne ! dit Aurore. Voilà de l’oriental. J’adore.
— Abdah, perdu si jeune, dit-il. Pour un coup de couteau. Une gourde subtilisée. C’était bien avant les guerres.
— Un haret gambade au désert, dit Aurore. Je vois comme si j’y étais. Il saute les Anglaises. Déboutonne les Pères blancs. Et chaparde. Couic, parfois ! Vous deviez être charmant, Abdah, sous vos hardes.
« Et dans cet avant-guerre épanoui au pied des monts du Liban, à Baalbek, justement, vous souvenez-vous du bal des Petits lits blancs ? Eschyle et Sophocle dans le texte. Les ballets de Balanchine. Ceux de Béjart. Mes parents m’ont raconté. Les réceptions dans les ruines du temple de Jupiter. Les agapes sous les nuits étoilées. Les parades d'or devant les famines. Les poitrines taries descendues des montagnes. Allez, Abdah, continuez !
— Ces bals, en effet… La consolation des invendues. Des niaises laissées pour compte. Des obésissimes. Des brunes trop banales. Celles qui n’embarqueraient jamais pour la Suisse. Ou la Californie. Ces odorantes trop humides que des cousins, un doigt dans leur sexe, faisaient pourtant valser jusqu’à l’aube. Par esprit de famille. Entre deux tours avec les occidentales. Si fraîches, elles. Si minces, si blondes et nouvelles.
Alexis embrasse Aurore sur le front.
— Vous avez cru l’avoir embobiné. Peine perdue. Il parle à qui s’accroupit près de lui. Vous ou une autre. Il repère les oreilles tendres et s’y accroche. Il récite sa leçon.


Aurore n’est pas dupe non plus. Mais son rôle diffère. Elle apprivoise, elle caresse. Elle sait qu’un homme se raconte lorsqu’il a peur. Elle s’assoit. Elle fait signe à Abdah de remettre une bûche.
— Allez, mon vieux ! On vous écoute. Nous ne vous volerons rien.
— Abdah, dit-il, s’obstine à croire en sa bonne étoile. Et, un jour… enfin ! Cassé, blessé, à moitié mort de tout, Abdah est recueilli sur la route de Tyr à Beyrouth. Un banquier syrien lui rend la vie sur les cuirs d’une Rolls-Royce. Abdah touché par la grâce d’Allah.
Aurore pense, cette fois, tenir un bout du fil rouge. Alexis est moins convaincu. A son avis, Abdah s’est fait prendre dans la nasse. A Naples, les maffieux n’agissent pas autrement.
— Une villa de marbre sous les jasmins de Beit-Méri, dit Abdah. Les corps frôlés. Les soieries froissées. L’ivresse de l’éther, des pommades, des pansements. Il a trouvé, ce soir-là, mêlée au parfum des jasmins, des citrons et des lauriers, sa première sensation de bonheur. Quelle nuit…
— Et quelle Aurore ! le lendemain matin. Je vous autorise, Abdah, à utiliser mon nom à vos réveils pour votre récit. Ce sera ma contribution.

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