15 déc. 2007

Chapitre XVIII

Elles sortent. Marchent sur le marbre craquelé. Les avoines folles mêlées au gazon. Et descendent vers l’eau. Rose se retourne. Montre la maison découpée sous la lune gibbeuse.
— J’ai de la tendresse, dit-elle, pour cette baraque. La mère de mes fiancés l’a héritée de je ne sais quel collabo après la dernière guerre. Je pleure en regardant cette cour des miracles qu’elle est devenue.
« Je n’arrive pas, non plus, à me faire à l’idée qu’il faille sans cesse aider tant de drogués à se shooter. Tant de clandestins à s’enraciner.Tant de cellules extrémistes à se planquer. Au nom de quelle démocratie ? Je voudrais bien savoir. Ici, pour ce genre de service, beaucoup touchent une subvention cantonale. C’est un aspect de nos montagnes que l’on oublie volontiers de montrer. Gréta, la fausse naïve est de ceux-là. Elle fait la liaison. Elle collabore, porte les valises. Et palpe au passage.

Rose prend l’horizon entre ses bras ouverts. Evoque la misère, l’envahissement et la lâcheté qui s’épanouissent à chaque carrefour.
— A ce train-là, la Confédération risque de se disloquer. Bien sûr, rien n’est encore perdu. Elle en a vu d’autres. Et le génie du lieu veille sûrement sur elle. Il n’empêche.


Rose met une pointe de pied dans l’eau.
— Dieu qu’elle est froide ! En quelques années, nous sommes devenus les champions de l’asile. Vingt-cinq pour cent de la population. Il n’est même plus question de quota. La barque est pleine, comme l’on dit ici.
« Mais si le malheur est général, le mien, en plus, est sentimental. Mes fiancés vivent ligotés, soudés à leur mère qui les étouffe. Un vrai bronze sur un buffet Henri ll. Je souffre. Mais ils m’excitent. Je finis par me demander si la caméra vérité n’exprime pas mieux la vie que l’écriture. Surtout depuis l’arrivée du caméscope jetable. Au lit, lorsque nous nous filmons les uns dans les autres et que nous nous repassons les CD, la littérature n’existe plus.
« Tout à l’heure, mon fiancé jouait les provocateurs. Ne lui en tenez pas rigueur. Il est toujours dans ses culottes courtes. Avec ses hochets. Son pouce qu’il suce. Il n’a rien d’un vendeur d’esclaves. Ni d’une cafetière. Il se vante. Tout est minuscule chez lui, les idées et le reste. Il me faut des trésors d’invention pour me faire baiser par ces quarts de portion.


Rose se lève et prend Aurore par la main. Elles remontent vers la maison. A travers les vitres, elles aperçoivent Gréta, percheronne au petit trot. Un barbu en robe de derviche la pelote au passage. Et ranime les braises dans la cheminée.
— Ils font semblant de ne pas nous voir, dit Rose.
Près d’une autre fenêtre, Alexis parle au nain, encore sur sa chaise.
— Vous finirez bien par descendre de votre perchoir. Par vous mettre au travail et oublier votre maman. Cette bauge pourrait vous offrir un sujet en or.
— Ne me torturez pas. Si la cage est pleine, je suis vide.
— Imaginez, dit Alexis, un type dans votre genre. Du marbre. Un platane. Une rivalité avec un archéologue. Il embarque sa femme. Grande et forte. Si vous voulez. En Italie, par exemple. Je pourrais vous aider !
— Nous avons déjà dû l’écrire, celle-là.
— Alors, inspirez-vous de ce que l’on fourre dans un garage. Vous qui cambriolez tout partout, vous devriez y trouver votre bonheur. Je parie que la pompe se trouve encore sur la bicyclette. Allez la prendre, briquez-la. Envoyez-vous en l’air dans les roseaux. D’autres l’ont fait avant vous. Cela stimule l’esprit.
— Lâchez-moi ! Demain, à Paris, ma mère trouvera autre chose.


Alexis aperçoit enfin Aurore sous la pluie. Du bout des doigts, elle griffe le carreau, le front appuyé. Il ouvre. Il lui prend les mains. Boit ses larmes, lisse ses cheveux mouillés.
— Il faut partir, dit-elle. Ce délabrement. La tiédeur qui s’installe. Cette odeur. Ce feu. De quoi vomir.
— Puanteur ou pas, j’ai pourtant l’impression que l’ambiance vous excite.
Alexis ouvre un judas. Regarde et se pince le nez.
— Effectivement, nous pataugeons dans une décharge. Esprit de crasse, sublimez-vous !
Il découvre les poubelles et les tags aux excréments. Les matelas éventrés sous les immondices. Des bouteilles cassées. Des capotes, des seringues, des journaux.
— C’est donc ici, dit Aurore, que venait votre blonde en mal de grossesse et de littérature.
— Il y a vingt ans ! dit Alexis. Avant cette dégringolade. C’était sa maison de famille. Normal qu’elle ait choisi d’y faire sauter le loupiot. Sauf que ses parents voulaient qu’elle le garde. Et qu’elle me balance. Je n'ai pas connu la suite. Après moi, elle y aura vécu ses nouvelles amours. Il y a des gens ainsi faits, qui ne lâchent jamais rien. Ni les lieux, ni les mémoires, ni personne. En tout cas, il n'y a pas de quoi sortir sous la pluie, la mort dans l'âme, une idée folle en laisse !
— Je vous attendais près du lac. Vous n'êtes pas venu me chercher. Cette maison porte malheur. Allons nous-en.
— Venez, que je vous sèche.

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