15 déc. 2007

Chapitre XX

Abdah ouvre à nouveau sa pochette.
— Pourtant, dit-il, ici entre les lacs, ou à Beyrouth et à Damas, aucune différence. Moins de parfums mais autant de mendicité, de mort. Sexe et fric. On ne pense qu’à cela. On ne fait que cela.
Alexis grimace.
— Ne trouvez-vous pas que ça sent le hot dog ? Le mauvais vin et la pisse. Cela passe sous les portes. Votre conte oriental doit enchanter vos camés. Ils tendent l'oreille aux judas. Chacun cherche son étoile où il peut. Eh ! derviche, j’entends grésiller les pipes.
— Pas si fort ! Restez près de moi. Sous les combles, j'ai un narguilé, je vous invite. C’est mieux qu’une pipe. Il gargouille si je veux. Et bubulotte.
Gréta revient au salon. Elle pousse contre l’escalier un seau à roulettes. Gréta en panoplie. Lourde, alémanique. Gréta, en châle de laine et coiffe amidonnée. Chaussettes et charentaises.
— Vous êtes olympique ! dit Alexis. Plus haute qu’une flamme.
— Ne parlez pas de malheur. Je viens de distribuer leur méthadone aux épaves de ce soir. Orangeades calmantes. Lait bromure. Ces malades laisseront leur camelote pendant quelques minutes. Tout à l’heure je ferai une seconde tournée avec les seringues. J'ai aussi préparé le café d’Abdah. Montons le boire. Il finira ses histoires en montant. Vous reprendrez votre souffle sur les paliers.
— Avec joie, dit Aurore.


Par l’escalier de service en colimaçon, ils montent à la queue leu leu. Abdah le premier. Aurore le suit.
— Combien de marches, dit-elle, pour le paradis d’Allah ? Est-il plus haut que le nôtre ? Disposé autrement dans les nuages. Un voile sur les cafetières. Abdah, vous devez avoir une idée.
Comme s’il n’avait pas entendu, Abdah continue d’évoquer les cultes féroces qu’il vouait à ces femmes inaccessibles que les hommes d’affaires de Beyrouth lui donnaient à dévorer du regard.
Avec ses amis, près des banques et du musée archéologique, ou sur le perron de l’hôtel Saint-Georges, ce n’était que commentaires anatomiques. Défis sexuels. Prouesses et paris d’Ali Baba.
Mais aussi, chaque jour plus forte et envahissante, son obsession pour la femme du banquier. Avec cette habitude d’emprunter les sous-vêtements de la jeune femme à la buanderie, avant qu'on ne les lave. Pour les emporter dans sa chambre. A la sieste. Après le dîner. Rituellement et s’y enfouir. Avant de s’y perdre.
— Par amour chaste. Pure dévotion. Je le jure, dit-il. Pour elle seule.
— Les Goncourt rapportent un cas de ce genre dans leur Journal, dit Alexis. Un médecin de Corrèze devenu fétichiste devant les bas filés d’une de ses patientes. A la fin, il appelait au secours.


Ils montent encore. Abdah toujours dans son récit. En canon. En ritournelle. Abdah dans sa passion pour les poitrines sous les modesties de guipure. Les fesses et les sexes devinés. Les prunelles, l'éclat des dents. Les lèvres peintes. Les mélodies de tentation et les accents de rocaille.
Mais sa voix se casse soudain lorsqu’il évoque la lecture du Nouveau Testament. Cette lecture domestique à laquelle, chaque soir, entourée de ses cousines et des servantes, sa jolie patronne lui demande d’assister. En bonne maronite.
Ce qu’il prend pour un impossible charabia exaspère ses ardeurs. Le transporte vers des abîmes de légendes. De quartiers réservés et de jardins d’oliviers. Dans son esprit, les versets de l’Evangile et les sourates se mélangent. Et il rêve.
Son intouchable libanaise a tout quitté pour le suivre. Lui, le modeste coureur de pistes vaincu par l’Esprit saint. Accroupie, elle lui lave les pieds. Elle le masse, le parfume. Danse pour lui. Et, sous la lune, l’entraîne musarder au Jourdain.
Abdah assure à ses frères qu’elle finira par devenir son esclave. Ou quelque chose d’approchant.
— Chacun son tour. Vous verrez, le ciel le veut. C’est inscrit. Elle y viendra. Voilée, bien entendu.

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