15 déc. 2007

Chapitre XXVI

La montagne se referme. Retour du bouquetin. Des hommes bruns et barbus, en chemise, le turban dénoué et en babouches, sautent à leur tour dans les prairies. Se faufilent dans les adrets.
Débandade. Pancartes. Ici, pas de pauvres. Cent balles la dose. Gratis pour les étrangers. Pour les chômeurs. Des jeunes gens en guenilles escaladent une horloge de verdure. S'accrochent à des tréteaux derrière lesquels trônent des hommes à gibus. Distribution accélérée de sachets, de capsules. La foule s'éclaircit. Les visages ravagés s'épanouissent.
Le mouvement d'aide aux toxicomanes plie sa banderole. Les Mercedes démarrent. Une autre classe d'accros arrive. Encore plus tristes et décrépits. A quatre pattes, ils récupèrent les restes d'héroïne.
Bas dans le ciel apparaissent des avions rouges à bandes blanches. Puis les mêmes, alignés sur l'herbe.
— Nos Pilatus, dit Gréta. Il ne manque que vous en parachute ascensionnel… A votre tour d’être mis en boîte. Vous n’appréciez pas ? Manqueriez-vous d’humour ? Vous ne répondez pas. Et voici les chars d’assaut. Nos Léopards.
— Justement, dit Alexis, la semaine dernière une colonne de ces merveilles a tamponné un tracteur et sa remorque. Les chars se sont retrouvés dans le ravin, le derche par dessus la tête. Chenilles perdues. Tourelles dessoudées. Canons tordus.
« Le tracteur, lui, est resté sur la route. Avec ses pommes de terre. Vos Léopards de soixante tonnes doivent maintenant dormir au fond du Walensee. Un repos bien mérité.
— Arrêtez vos sarcasmes. Je connais cette histoire. Une enquête est en cours. Il s’agit d’une fabrication allemande. Une fin de série. Un vieux contrat.
— C’est ce que je disais. Les vieilleries aux lacs.


Viennent les uniformes bleus. Casques mous et gants mousquetaires.
— En toile imperméable. Enveloppante, dit Gréta. Notre nouvelle spécialité. Une décision de la dernière votation.
Les ramasseurs de seringues arrivent avec d’immenses pinces à ressort.
— Pour éviter les blessures. Les cuissardes sont celles des pêcheurs de carpes. Ils vont par deux. Comme chez vous, les gendarmes. Ou les bonnes sœurs.
Panoramique. Catamarans sur lac. Voiles et goélands. Sur la rive, des collines de seringues usagées. A côté, les aiguilles en échafaudage. Au fond, en clair, des tampons à l’alcool. Les condoms de la semaine s’animent au vent.
— Une mer de sargasses, dit Alexis. On jurerait qu’ils vivent.
En cohortes serrées, passent de gauche à droite, trois-quarts dos, les drogués durs. Les haschischins, les clandestins et les saisonniers. Les azylanten, les intégristes, les ultra-pauvres. Les soupes populaires. Les gueules cassées. Banderoles en tête. Les frontaliers italiens ferment la marche.


Enfin, en léger décalage, sous les fouets, un attelage de chiens tire une roulante. Dans les bassines de bouillon et de méthadone, les dames patronnesses trempent leurs louches à long manche.
Gros plan sur les chiens.
— Des pit-bulls ! dit Alexis. Je vous y prends. Il va falloir revoir la séquence. Certains cantons interdisent cette race-là. Ne le saviez-vous pas ?
« Mais, à propos, où sont les Français ? Les nabots. Et leur mère. Rose. Abdah ? Ils auraient pu vous donner des idées. Et, à tant faire, une publicité sur votre squat eût été du meilleur effet.
« Ah, chère Gréta, tout à l’heure je vous installais Marianne dans nos mairies et rendais hommage à vos seins. Maintenant, la tête dans les rochers et les fesses à l’air, je serais navré que l’on vous prenne pour un ratite.
Surtout que, toute nue sur un encorbellement de la Jungfrau, en figure de proue du millénaire, vous ne seriez pas mal non plus.
— Vous commencez à m'embêter, dit Gréta. Et sérieusement.
— Ça va, ça va ! Je ne voulais pas vous blesser. Si je vous taquine, c’est parce que je vous aime bien.

Aucun commentaire: