13 déc. 2007

Chapitre XVI

Aurore s’approche de Gréta.
— Ne l’écoutez pas. Il affabule. Il maquille l’histoire. Ce n’est pas la première fois. Depuis deux jours que nous sommes en promenade, nous avons déjà failli nous faire lapider à cause de ses provocations. Une vraie manie ! Quand il ne se déguise pas en philosophe persécuté... A la Jean-Jacques Rousseau.
Gréta hoche la tête.
— ll ne raconte pas n’importe quoi. Oh, non. J’étais là. Il traduit ses souvenirs. Tout simplement. Je me souviens du désastre. Mais, au lieu d’écouter ces deux imbéciles qui me conseillaient d’aller batifoler avec le chauffeur, j’ai averti les autorités.
Alexis prend Gréta par les épaules. Et l’embrasse.
— Vous êtes donc la fille de Zoug. J’hésitais à vous reconnaître. Dieu sait pourtant si vous nous avez souvent gâché la vie. Toujours à nos trousses. Pardonnez mon entrée. Je viens de me conduire en sauvage. Mais cette maison me bouleverse tant. Je m’y suis précipité comme un enfant se jette dans les bras de sa mère. J’avais tenté un sale coup. Je risquais la cabane.
— Encore heureux, dit Aurore, avec des âneries pareilles, que vous n’ayez pas esquinté tout le monde. Il n’empêche. C’est bien vous, parmi la cohorte de ses fiancés, que votre maîtresse avait choisi pour faire le sale boulot.


La nuit. La pluie. La maison découpée dans les nuages. Un parc. Le gazon en pente. Les branches basses des cèdres. Et le lac. Léger, lui.
— Pourtant, dit Gréta, je me suis souvent demandé si ce n’était pas des expériences comme celle-là qui faisaient avancer la science. Et la morale en politique. Dans des drames de ce genre, saura-t-on jamais qui sauver ? La fille d’un jour. Ou le petit du lendemain, embryon bien vivant. Il y a du pour, il y a du contre. Dans nos bergeries, nous autres montagnardes d’origine modeste sommes bien placées pour le savoir.
« Du reste, ces questions ont fait se démettre, pour vingt-quatre heures, le roi des Belges. Je l’ai lu ! Et, pendule arrêtée dans votre Palais Bourbon, pleurnicher une mère de six gosses, ministre de la santé. Je l’ai lu aussi. J’adore la démocratie et le droit divin. Mais plus je vieillis moins je comprends ce que cela veut dire.


Gréta lève les bras. Elle tourne sur elle-même.
— Prenez cette maison. En apparence, rien ne semble avoir bougé. Mais entre ses murs, ce n’est plus ce que vous avez connu. Le salon a rétréci. La garage a disparu. Ainsi que la salle de jeux des enfants et celle du billard. Enfin, elles y sont sans y être. Les cloisons se sont multipliées. Ce n’est plus qu’une baraque avec de pauvres restes. Judas fermés. Un asile de nuit pour les infra de la planète. Les drogués en tout genre. Judas ouverts.
« Notez, moi aussi, j’ai des difficultés avec mon passé. Il m’arrive de ne pas le reconnaître. Cela me travaille encore. Pire, maintenant qu’il est mort, je ne saurai jamais si mon père a essayé de me violer. Du reste, je ne savais même pas qu’il avait un sexe lorsqu’il me prenait sur ses genoux. Me caressait. M’embrassait. Et chantait que nous nous aimions. Qu’aurai-je à raconter de mon enfance, si, un jour, je passe à la télévision ? Dans nos montagnes, même les mots d’amour des petites filles ne plaisent plus.


Sur le canapé, écoutant Gréta, Alexis ferme à nouveau les yeux. Et, récent père à la page, profite de la pénombre pour prendre sur ses genoux cette jeune fille de légende qu’il n’avait jamais imaginé pouvoir rencontrer.
Il boit ses paroles. Aspire son haleine, caresse ses épaules, ses cheveux. Il dénoue les nattes, les retresse. Rattache le ruban blanc et bleu, aux couleurs de Zoug. Compte avec elle les nids d'abeille de son corsage.
— Tu n’as pas douze ans, petite prune. Et tu t’appelles déjà Gréta.
Aurore fronce les sourcils.
— Les sofas ne vous réussissent pas. Et, dans vos répliques approximatives, rendez à Feydeau ce qui lui appartient.
— Laissez-moi essayer cette paternité-là.
— Maintenant, dit Gréta, vous vous arrêtez. Vous règlerez vos comptes une autre fois. La maison va bientôt se remplir. Le travail m’attend. Vous n’avez rien de plus à faire ici. Croyez-moi, filez ! Je n’aurais pas dû vous laisser entrer.
— Nous partons, dit Aurore. Entre les gouttes. Merci de votre accueil.
— Nous restons, dit Alexis. J’entends un bruit de galoches.

Aucun commentaire: