15 déc. 2007

Chapitre XXIV

Gréta retient une larme.
— Lui, c’était un intellectuel. Un moine guerrier. Un mathématicien.
L‘ayant trouvé moins niais que les autres, le banquier syrien l‘avait peu à peu initié à des manigances d'arrière-boutique.
— La banque du pauvre, lui avait-il dit, voilà l'avenir. Une idée de marchands phéniciens. Elle est en or massif. Elle a quatre mille ans. Elle est rare. Les bolcheviks, eux-mêmes, n’y ont pas pensé. Prends-là. Je te la donne.
Histoire simple, et moment propice. Après la guerre, les paradis fiscaux devaient repeindre leur enseigne. Le quart-monde frappant aux portes, il fallait renouveler les enjeux de société.
Abdah, l’obsédé sexuel de l’autre rive, le courtier débutant, était le passeur rêvé. La Confédération n’allait pas se priver de l’utiliser. La maison devint une espèce de gare de triage. Un relais incontournable. Une oasis, si l’on veut.
En cas de dérapage et de retour forcé au pays, on avait assuré Gréta qu’il n'y aurait rien à craindre. Les grandes civilisations n’étaient-elles pas nées là-bas, à l’est de la Méditerranée.
Le cas échéant, un médecin sous contrat lui reconstruirait la frimousse avec le moral. Aussi bien, sinon mieux, qu'au cinéma.
— J'ai marché, qu’aurais-je pu faire ?


Depuis, le rythme des va-et-vient a explosé. Abdah est devenu un nom d’aller et retour. Générique. Interchangeable. A la Dupont. A la Popov. Mais à cette cadence les états consomment beaucoup de chair humaine.
La plupart du temps, cassé par la rouste, torturé, emprisonné, l’Abdah de service n’a même pas le temps de se suicider. On le retrouve parfois, en fond de cale, suspendu à un crochet d’équarisseur, le sexe à la place de la langue. Dans le meilleur des cas, si l’un d’entre eux a la chance de rentrer se refaire une santé, il garde la peur au ventre.
— Voilà pourquoi, dit Gréta, celui que vous venez de voir fume là-haut sous les toits. S’embrouille dans son récit imposé et ne touche pas un cheveu d’Aurore. Même si elle se foutait à poil, il ne verrait que la fumée de sa pipe à eau. Qu’alliez-vous croire. Il met les mains, peut-être. Et encore… Mais ne conclut pas.
Alexis revoit la scène devant la cheminée. Avant que Rose et Aurore ne rentrent de leur promenade. Lorsque Gréta le laissait lui soulever les jupes.
— Ainsi, dit-il, et régulièrement, vous changez de cavalier. Même s’ils ne sont pas tous très vaillants. Pas le temps de vous lasser. Un idéal de nymphomane !
— Et puis, dit Gréta, ma splendeur rousse a toujours excité les cuirs du Proche-Orient. Outre-mer, ils appellent ça aimer. Je n’allais pas les contrarier.


Alexis ne sait plus s’il écoute la ritournelle d’une femme amoureuse ou s’il est témoin d’une déraison plus lugubre que celle des cauchemars. Et si Gréta, cette laitière sur le retour, se soucie réellement de savoir qui survit dans son étable. Puisque son business tourne rond. Et qu’elle s’efforce d’assurer le confort de sa libido.
Du reste, pour récompenser ces passeurs-là, le canton leur permet parfois de danser au bord des lacs. Et d’exprimer leur joie lorsqu’ils retrouvent des parents éloignés ou rencontrent des demandeurs d’asile pressés de prendre la relève.
— Sans doute, dit Gréta, en avez-vous remarqué quelques-uns à votre arrivée ?
Pour les autorités, en effet, il s’agit de maintenir la chaîne de cette population que l’on mêle à toutes les sauces sans courir le risque de sécher d’un coup les pompes à essence et les comptes numérotés.
Rien d’autre, ou presque. Mais gare à celui qui touche à cette citadelle en chocolat. Si délicieuse, si fragile. Enfin, le croit-on encore, chez les aveugles, les sourds et les utopistes.
L’Abdah du jour peut donc se perdre à son aise dans les étages et bredouiller cent fois la même histoire plus ou moins bien apprise dans un camp d’entraînement et de bourrage de crânes.
— Voilà pourquoi, dit Gréta, il importe d’être doux avec lui. Maintenant je vais vous montrer autre chose. Un étage plus bas. Venez. Mais là, pas un souffle de littérature. C’est la montagne pure et dure.

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