15 déc. 2007

Chapitre XXI

Mais le ravissement prend fin vers les années soixante du siècle dernier. En catastrophe, le banquier syrien et sa famille s’arrachent au Croissant Fertile. Casseroles aux basques. Abdah dans leurs bagages. Aucune Libanaise n'ayant pris au sérieux la volonté céleste de devenir l’esclave de ce vantard.
La branche Ali part pour les Etats-Unis. La branche Edgar s'installe près de Berne où elle s'endort. Sommeil des corps. Sommeil de la raison et des affaires.
Un beau jour, la maison des bords du lac échoue entre les mains d’obscurs politiques. Des Français qui n’ont pas réussi à se faire oublier. On solde Abdah avec les outils du jardin. Ayant pris de la bouteille, et trop heureux qu’on le garde, il s’attache à ses nouveaux employeurs. Cette fois, il devient chauffeur.
L'Europe s’est relevée de ses ruines et offre des délires inconnus. Gréta, jeune paysanne venue de Zoug, déjà mariée, déjà veuve, n’a pas quinze ans. Avec ses sabots, elle lui rappelle les cavales du Prophète.


Dans le colimaçon, Gréta grimpe et ondule. Alexis, l’oeil rivé à ses fesses, se perd dans l’imaginaire. Les floches de son châle lui chatouillent le front.
— C'est haut, dit Gréta. Il y a plus de marches que dans la tour de Jung à Bolligen. Bolligen, vous connaissez ? A une heure d’ici.
Evidemment, Aurore sait à quoi pense Alexis. Elle élève la voix.
— Ne vous laissez pas entraîner par vos tentations. Montez plus vite. Nous vous attendons.
Alexis s’étonne toujours lorsque Aurore l’asticote en public. Aussitôt il se bloque et se fige. Audace séchée, âme en rideau.
— Très bien ! Puisque vous le prenez ainsi, je redescends. Du reste, je n'ai rien à glaner là-haut chez ce faux derche. Allez-y toute seule, après tout.


Alexis se retourne et bascule d’un coup dans la descente. Comme s’il était suivi par le fracas des pierres que l’on déversait, autrefois, lors des sièges, dans les escaliers à vis des châteaux pour les combler. Et écraser l’intrus.
Au bas des marches, pas très fier d’avoir eu envie de soulever les jupes de Gréta, il s’assoit. Prêt à pleurnicher sur son sort.
Il se croit perdu. Ses livres vivent sous la plume des autres. Ses femmes s’épanouissent dans les bras des autres. Ses enfants, s’il en a, encore ailleurs.
Gréta l’a compris. Sur la pointe des pieds, elle descend à son tour. Et se pelotonne contre lui. L’entoure de ses mains de paysanne. Le câline à sa manière un peu rude.
— J’ai tout de suite vu votre manège. Vous me flattez. Mais n’y a-t-il pas vingt ans que nous nous connaissons ? Cela crée des liens. Tout jeune, à l’époque, vous n’étiez pas mal non plus.


Ancien top modèle d’altitude, Gréta a gardé le geste accueillant. Sa chaleur d’étable fait toujours merveille. Et ses yeux débordent de tendresse. A la voir ainsi, l’on pourrait croire qu’elle pose encore à poil sur des édredons de foin coupé à la main.
Elle pousse Alexis de la hanche. L’embrasse dans le cou.
— Après votre coup raté avec la pompe à bicyclette, je n’ai pas appelé les flics par compassion, sachez-le. Mais pour éviter que vous ne fichiez en l’air notre petit paradis. Abdah et moi, nous nous moquions bien de sauver la vie et la réputation de votre conquête. Et nous n’avions besoin des conseils de personne pour nous envoyer en l’air à la cuisine ou sur les canapés du salon.
Alexis soupire. Il craint que Gréta ne veuille le séduire.
— Votre étreinte… dit-il. Charmante. Mais vous m’étouffez.
— Du calme. Je ne viens pas vous draguer. Je viens vous instruire. A tant faire, vous pourriez boire le lait bromure des abrutis qui nous assaillent. Car si votre ivresse, ces jours-ci, est toute faite d’hallucinations et de curiosités littéraires, comme eux, vous êtes accro à votre vie d’emmerdeur.
« Aurore vous tient par le bout de l'épée. Je suis sûre qu’elle vous tue dix fois l'heure et vous abandonne aux corbeaux lorsque vous ne marchez pas à son gré. Sans vouloir la débiner, si cette femme avait su vous aider, vous ne seriez pas dans mes bras.
« Mais moi aussi, parfois, je craque. Je vous l’avoue. Par exemple lorsque je regarde, impuissante, notre civilisation se laisser détruire avec une telle volupté. Lorsque je vois Abdah, au retour de ses voyages d’affaires, m’apparaître tout à coup trop vieilli. Ou mal rajeuni. Et quand il m’arrive de ne plus le reconnaître.
« Revenez sur mon épaule. Apaisez-vous. Là-haut, il a déjà dû expliquer à votre fiancée pourquoi, dans le canton, on l’a surnommé le Phénix des lacs. Renaître de ses cendres. Un des rêves de l’humanité. Un truc de métempsychose. Une démence dans laquelle sa religion s’est spécialisée. Pour oublier la mort.
« Je connais sa chanson. Le café bu, il lui tirera les tarots des Visconti. Sortira les coupures de journaux. Et racontera que les génies de son espèce balisent les filières d’immigrés. Mais je doute que votre Aurore y comprenne quoi que ce soit.

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