2 déc. 2007

Chapitre V


Aurore encore ensommeillée, s’étire. Douce, yeux clos. Blottie sous la ceinture de sécurité. Les heures fraîches et la route défilent. Puis Aurore, réveillée, parle. Elle commente la soirée. Le pied d’Alexis contre sa chaussure. Son silence. Son air grave, inhabituel. Le soleil déjà haut. La voiture. Elle fredonne et s’étonne.
— Du deux cent dix. A peine. Pourquoi pas du cent trente ? Vous êtes malheureux. Inquiet ? Vous me promettez une route frissonnante et nous ne touchons pas les sept mille tours.
« Où est donc le temps de vos excès, lorsque vous rouliez pied au plancher. Et moi affolée ?
Alexis conduit. Détaché, attentif. Au volant, il aime glisser sa main entre les genoux d’Aurore. L’écouter s’impatienter. Le voyant du téléphone clignote.
— Bonjour ! dit une voix d’homme. Comment allez-vous, depuis hier soir ?
— Bonjour ! dit Aurore.
— Vous nous avez quittés si vite. Nous avions encore tant de choses à nous raconter.
— Nous rêvons, nous bavardons, dit-elle. Nous roulons vers le lac de Bienne.
— Savez-vous, dit la voix, que sur une de ses rives nous avons la plus accueillante maison du monde.
— Accueillante comme sa femme ! dit Alexis. Je ne le sais que trop.


Aurore tout à coup crispée. Suffocante. Elle écarte la main d’Alexis.
— Tout s’éclaire ! Je n’avais pas compris pourquoi vous aviez si vite accepté ce voyage. Je n’avais pas compris que cette pétasse avait été votre maîtresse.
« Hier soir, devant elle, comme une gourde, je faisais l'intéressée. Ses mariages, ses enfants. Ce fils qui écrit. Un autre qui peint.
« En partant, elle m’a sauté au cou. Je l’ai même embrassée. Elle rayonnait. Vous êtes à nouveau son amant ! Vous auriez pu m'éviter ce ridicule. Ne me regardez pas pleurer. J'ai mal.
Depuis dix secondes que cette araignée lui trotte dans la tête, Aurore perd ses marques. Dérive. Les idées éparpillées.
Pourtant, quoi de plus banal. Les paternités perdues et les vieilles amours resurgissent soudain, c’est connu. Devant tout le monde. Sur des bords d’assiettes dans les dîners. Ou envahissent les voitures le lendemain, après un coup de fil.
Ces révélations ne gâchent pas toujours les promenades. Ni les soirées. Aurore aurait simplement aimé qu’Alexis eût pris à son égard quelques précautions d'amour et de tendresse.
— A tant faire, dit-elle, au prochain péage, vous m’annoncerez que vous êtes bigame.


Alexis se tait. Que pourrait-il inventer que l’on ne sache déjà sur ce genre d’aventure ? Les gens se rencontrent, que faire d’autre sur terre ?
Il n’y a pas si longtemps chacun évoluait encore en toute liberté. Sans contraintes, sans précautions.
Un regard suffisait parfois pour mettre les moins hardis en situation de faire l’amour là où ils se trouvaient. Cherchait-on seulement à connaître le nom du partenaire ?
Lorsque, par hasard, une grossesse survenait, il suffisait de passer une frontière. Le temps d’un aller-retour, les corps et les esprits reprenaient leur trajectoire.
Ainsi, puisqu’elle y avait des attaches, la fille retrouvée n’avait même pas eu à choisir un pays où aller avorter. Les bords du lac de Bienne s’étaient naturellement proposés.
— Et si nous le faisions sauter nous-mêmes ? avaient-ils dit, dans un élan de curiosité partagée. Cela ne doit pas être difficile. Nous trouverons bien des aiguilles à tricoter ou une pompe à bicyclette.
Ils avaient bien ri aussi en disant à la jeune bonne de leur apporter de la vodka et du whisky.
— Avant d’aller vous faire trousser par le chauffeur.
Mais les choses n’avaient pas évolué comme prévu. Il fallait s’y attendre.
Après une ou deux tentatives et une frayeur mémorable, le drame s’était noué en quelques minutes. Commencée dans l’allégresse, l’expérience finissait en cauchemar.
Vers minuit, sous les sirènes de la police, Alexis parvenait de justesse à glisser entre les mains de gaillards venus lui apprendre à vivre. Et déguerpissait dans l’instant.
Pas très fier et mort de trouille, mais heureux de s’en tirer à si peu de frais, l’apprenti faiseur d’anges se jurait de disparaître. Et de ne jamais rien chercher à savoir sur la suite des événements.
De son côté, remise sur pied peu après la dissipation de l’alcool, la jeune femme décidait de rompre. Le père étant déjà mort pour elle. Fin de l’idylle.

Aucun commentaire: