9 déc. 2007

Chapitre XII

Le convoi funèbre disparaît dans la foule. Viennent des bosquets. Des verdures aux allées de sable. Des troncs d'arbres étiquetés en latin.
Sous les branches, Alexis devine leurs fleurs en grappes. Il les compare à ces élèves des académies de danse qui se suspendent aux platanes pendant les festivals. A la manière des chauves-souris.
Marchant toujours, il continue de déchiffrer tout haut ce qu’il aperçoit. N’importe comment. Pour couvrir la voix d’Aurore qui reprend, quand elle peut, sa lecture.
— Un banc, dit-elle. Asseyons-nous. Mettez votre bras autour de mes épaules. Cette lecture m’est étrangère. Parlez-moi. Donnez-moi, par exemple, le premier mot qui vous vienne à l’esprit. Pour une liaison.
— Eh bien... je pense à la mort. A cette mort que j'ai si souvent tenue serrée mais qui, ces temps-ci, semble m’oublier. La preuve, avant-hier soir, lorsque j’ai pu ressusciter un être que j’avais moi-même éliminé. Après l’avoir torturé.
— Les enterrements ne vous réussissent pas. J’aurais préféré croiser une noce. Vous m’auriez, sans doute, proposé un mot moins sinistre. Mais j’ai conjuré avec un signe de croix.


Alexis, lui, n’a rien à conjurer. A exorciser. Il ne se signe pas en public. Il ne prie de peur que la nuit, lumières éteintes. En solitude aveugle.
— En ce moment, dit-il, la Camarde se déprend de moi. Elle me lâche. M’abandonne à la vie difficile. Et je n’ose pas m’en réjouir.
« Cet hiver, douce Aurore, nous irons choisir les marbres des concessions perpétuelles que j’ai souscrites avant de vous connaître. Nous fleurirons, en pleurant, les caveaux sur lesquels vous n’êtes pas encore venue vous recueillir avec moi. Je vous tiendrai la main. Nos amours perdues nourriront le nôtre. Pour une fois, elles ne seront pas mortes pour rien.
Aurore se dégage du bras d’Alexis. Elle se lève, contourne le banc.
— En attendant, répétez-moi cette théorie sur la mort qui se déprend de vous ?
— Vous avez trouvé ! J’avais raison.
— Ne vous emballez pas ! Je souhaite seulement que vous précisiez votre pensée. Certes, vous vous feriez tuer pour moins que cela, mais n’essayez pas de tirer de ce livre ce qu’il ne contient pas.


Alexis cesse alors de s’attarder, comme Rimbaud pensait pouvoir le faire, à recoudre les morts dans son ventre. Il se lève à son tour, une main dans les cheveux d’Aurore.
Certains passages lui appartiendraient donc. Mais lesquels ? le chapardeur aurait-il osé lui prendre cette mort-là ? Sa mort de casse-cou, de dandy. Une mort sans y penser. Une mort drôle, leste, à tous crins. Suspendue au canon d’un revolver de poche.
— Je lui disais, tu me frôles, je te touche, je te prends. Nous allons mourir pour voir.
— Oui, prends-moi, disait-elle. Aime-moi. Et tue-moi. Pour que les crétins qui m’épouseront demain commencent à souffrir. Fais de moi une morte aux cuisses serrées, aux seins verts et d’amour surpris.
— Non, non, dit Aurore. Nous sommes loin du compte. Votre ancienne maîtresse n’a pas dévoilé à son fils son expérience avec vous. Dieu soit loué.
« Celui que vous accablez n’a rien d’un esthète. Il a signé une nigauderie. J’ai reconnu quelques mots communs. Mais pas l’esprit. Aucune de vos empreintes. On ne vous a pas pris cette mort-là. Rassurez-vous.
« Le petit jeune homme besogne lorsqu’il écrit. Il s’applique. Tire la langue. C’est sa grand-mère qu’il enterre lorsqu’il parle de la mort. Il prend cela comme l’occasion d’aller boire un verre avec des cousins. En dix lignes.


Alexis n’écoute plus. La mort dont il parle était jeune, belle. Blonde et dorée. Loin de la maladie et de la vieillesse. A cent lieues des guerres, de la politique et de la médecine.
Elle ne s’épanouissait que près des filles fleurs. En état de grâce. Adolescentes vibrantes de rêves colorés. Si bien cambrées dans leur vie ouverte à tout va.
Et quelle force contenue n’avait-elle pas dans les joies et les jeux amoureux qu’elle offrait. Dans cette volupté dont la mélodie même du mot, à peine prononcé, à lui seul, déclenche la force insensée des enfants qui se donnent.
Tout à trac, Alexis ajoute alors, à mi-voix, une phrase qu’il invente. Niaise à souhait. Pour voir l’effet sur Aurore, un peu midinette en ce moment.
— Je ferai de toi, dit-il, le gardien, resté seul témoin, d’une toison plus douce que celle d’une taupe de printemps.
— Une taupe de printemps, voilà ! dit Aurore. Une toison vivante. Là, j’avais parfaitement lu. Je retire ce que je vous disais il y a un instant. Votre ancienne maîtresse est une cruche. Elle lui aura raconté ce qu’une mère ne raconte jamais à un fils.
« Il y a vingt-six siècles déjà, pour ne pas révéler un tel secret dont sa godiche de mère l’avait chargé et préférant mourir, un jeune spartiate n’hésitait pas à mettre un renard vivant sous sa tunique. Bouche cousue. Cela vaut une taupe d’aujourd’hui.
— Mais je plaisantais ! dit Alexis. Très mal, c’est vrai ! Et juste pour vous montrer que les textes nous trahissent toujours. Cette fois encore. Alors, de grâce, oubliez cette sottise. Décidément, je ne saurai jamais si vous me méritez.
— Rentrons à l'hôtel, dit Aurore. Vous ne tenez plus debout. Nous dormirons comme l’on dort à la campagne.

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